Ecriture sans manuscrit

lundi 20 février 2006.
 


Écriture sans manuscrit, brouillon absent 1 Problématique 1 Indépendance de la littérature et du livre 3 Littérature, oralité et ordinateur 4 Nouveaux espaces de production littéraire 5 Une littérature à jouer 7 Une littérature sans brouillons ni manuscrits ni livres 8 Conclusion et perspectives 10

Écriture sans manuscrit, brouillon absent

Jean-Pierre BALPE Université Paris VIII

Problématique

Depuis les années 1970, s’inscrivant dans la lignée « classique » des notions d’auteur et de texte, les études littéraires ont vu naître une approche nouvelle appelée « critique génétique ». Son principe repose sur un postulat : toute œuvre littéraire vise un état définitif qui est le produit d’une élaboration graduelle au cours de laquelle un auteur se consacre, à diverses tâches : recherches de documents ou d’informations, travail de conception, composition puis rédaction de son texte, suivie de diverses étapes de corrections ou de révision. Parce que l’œuvre, dans sa version finale, est le résultat de ces transformations, qu’elle contient des traces ou des indices de sa propre élaboration, tout document ayant contribué à ce processus et donc susceptible d’éclairer l’état final est une pièce du puzzle. La critique génétique, déplaçant l’examen critique de l’écrit vers l’écriture, de la structure arrêtée vers les processus dynamiques - du texte vers sa genèse -, cherche dès lors à éclairer sa compréhension par la prise en compte de l’ensemble de ses étapes préparatoires. L’intérêt pour les « manuscrits de travail » est ainsi logique : dans la mesure où l’on pose qu’existe un texte référence certifié rendu définitif par la fixation de l’imprimé, ces manuscrits, constituent autant d’étapes préliminaires qui peuvent être considérés comme strates de cette genèse. Cette conception soutient ainsi qu’il y a une nécessaire « homogénéité » terminale du texte, un point de référence, quelque chose comme un corps central authentifié - ou à authentifier - dont tout écart, considéré comme déviation « secondaire » ne peut être que révélateur des processus cognitifs qui ont conduit à son élaboration. Et ceci à tel point que, si l’on examine la situation de la littérature avant la récente entrée dans l’industrie « Gutenberg », chaque œuvre n’étant connue que par des copies manuscrites toujours uniques donnant du « texte » des versions plus ou moins diverses - appelées « variantes » -, cette position conduit à présumer l’existence d’un texte-source origine, un « Urtexte ». Bien qu’impossible à reconstituer dans son état d’origine, perdu définitivement, la possibilité de cet hypothétique Urtexte est privilégiée plutôt que d’avoir à envisager le fait que l’état « d’arrêt » d’un texte puisse n’être qu’une conception particulière du texte, une situation transitoire, dans le temps et l’espace. Alors qu’il pourrait au contraire être soutenu que certains textes s’établissent sur le principe même d’une volonté consciente d’indécidabilité, ou pour jouer avec une citation de Derrida, sur le « jeu d’un vol ou d’une voltige indéfinie du sens ». Je ne prendrai pour preuve de ce blocage devant le texte que le récent article d’Umberto Eco intitulé « La machine à manuscrits » paru dans le journal Libération du vendredi 22 mars 2002. Pour lui, en effet, une écriture sans manuscrits, davantage encore sans divers états de manuscrits lui semble proprement impensable : d’une part, même s’il admet l’existence de ce qu’il nomme lui-même « des copies fantômes », même si la technique utilisée est l’informatique, celle-ci reste génératrice de traces ; d’autre part il n’y a qu’un seul but unique : « Supposons qu’un auteur dresse une première ébauche de son texte, que nous appellerons version A [...] Sur cette version A tout juste imprimée, l’auteur effectue quelques révisions manuscrites : une version B voit ainsi le jour. Introduite à son tour dans l’ordinateur, il en ressort une version « époussetée » nommée C. Laquelle version, également retravaillée à la main puis recopiée dans l’ordinateur en tant que version D, resurgira au final sous une nouvelle version dactylographiée, dite version E... » Pourtant, contrairement à ce que, me semble-t-il, trop de théoriciens du littéraire imaginent, et pour des raisons que je n’examinerai pas ici, ni ce rapport à l’écrit, - et tout particulièrement à la littérature, comme référence à un état final témoin... visée téléologique -ni la nécessité d’une succession de traces matérielles n’ont historiquement rien d’évident ni de naturel ; ils ne sont certainement pas indépendants du contexte culturel et technique plus général des pratiques d’écriture. La notion même de « brouillon », par exemple, n’est pas, par hasard, apparue qu’au XVI ème siècle : le fait que son apparition soit si tardive et si proche de celle de l’industrialisation de l’écrit par l’imprimé me semble d’ailleurs révélateur. Quelques questions simples se poseraient en effet à ce propos : se demander ce que devient une telle notion lorsque le scripteur, n’ayant à sa disposition que des papyrus coûteux, utilise comme document de travail des « ostraca », éclats de poteries ou de calcaire sur lesquels il écrit avec un roseau taillé ou encore lorsqu’il transcrit ses textes sur des tablettes d’argile, des lamelles de bois ou tout autre support aussi peu susceptible de permettre une pratique aisée de comparaisons. Dans le De bello gallico (VI, 13), décrivant la société gauloise du Ier siècle, Jules César rapporte ceci des druides celtes : « Un grand nombre de jeunes gens viennent s’instruire chez [eux], beaucoup viennent de leur propre chef se confier à leur enseignement, beaucoup sont envoyés par leurs parents et leurs proches. On dit qu’ils apprennent là par cœur un très grand nombre de vers : certains restent donc vingt ans à leur école. Ils sont d’avis que la religion interdit de confier cela à l’écriture [...] ». De plus, grâce aux textes irlandais, on connaît parfaitement la hiérarchie des filid, leurs conteurs-prophètes : elle comportait sept ou huit degrés, depuis le docteur ou ollam, qui pouvait réciter trois cent cinquante histoires, jusqu’à l’apprenti ou oblaire, qui se contentait de sept ainsi que des bas morceaux aux festins. Les études, en Irlande, duraient douze ans, vingt ans en Gaule d’après César, et la matière de l’étude, uniquement orale et versifiée, comportait, outre la récitation des scéla (« récits »), le droit, la généalogie, la poésie et tout ce qui concernait la spécialisation. Pourtant les Celtes n’ignoraient pas l’écriture puisque les Gaulois ont utilisé l’alphabet grec dans des inscriptions votives ou funéraires. Par ailleurs, les textes irlandais contiennent d’innombrables mentions d’emploi des runes de l’écriture ogamique - du dieu Ogham, dieu nocturne, patron de la guerre et de la magie - par les filid. Mais l’écriture était interdite en tant qu’archive ou moyen de transmission du savoir traditionnel parce que, par rapport à la parole, elle est morte et fixe éternellement ce qu’elle exprime. Tous ses emplois ne peuvent être que magiques ou incantatoires. Le gaulois, langue sacrée et savante, a disparu avec toute sa littérature parce qu’il n’a jamais été une langue écrite et, sans la christianisation qui a propagé l’étude des Écritures, l’irlandais aurait subi le même sort ou au moins n’aurait presque rien laissé de sa littérature mythologique. Le droit irlandais considère encore comme seule preuve concluante « la mémoire concordante » de plusieurs personnes. De même, dans le judaïsme, l’authentique interprétation de la Bible hébraïque a été déposée dans la Tora orale, qui constitue le complément et l’achèvement incontestable de la Tora écrite. Véritable « mystère » divin, elle n’a été confiée par le Verbe qu’à la seule communauté d’Israël, puis transmise par la bouche, de maître à élève, de génération en génération. Ainsi, dans une vision surprenante marquée du caractère paradoxal si usuel dans sa pensée, le Talmud montre le plus grand de tous les prophètes, Moïse, assistant à un cours de l’illustre Rabbi Aqiba et étonné de voir celui-ci énoncer, sous son nom, des commentaires que lui-même, le Maître par excellence, ne connaissait pas. On ne pouvait mieux illustrer l’idée que le Talmud est, en même temps qu’une tradition, l’incessante relecture et la constante réactualisation orale de l’insondable Tora de Moïse par des docteurs qualifiés. Ce qui, au-delà de l’anecdote, se joue dans ces différences d’approches, c’est la relation processus-résultat, dans certains cas la façon d’atteindre le but étant subordonnée au résultat pris comme point d’achèvement, dans d’autres la démarche de réalisation prenant le pas sur le but lui-même.

Indépendance de la littérature et du livre

Pour des raisons techniques, cette dualité des approches a, pendant quelques temps, sur une partie de la terre, été ignorée. Depuis la fondation par Gutenberg d’une imprimerie à Mayence en 1465 et ses bibles déjà « formatées » à quarante-quatre ou trente-deux lignes, depuis 536 ans donc - moins encore si l’on prend en compte le fait que le livre imprimé devra attendre jusqu’au XVII ème siècle pour apparaître comme le support incontournable du texte notamment littéraire - livre et littérature sont cependant devenus homothétiques au point que nous avons quelques difficultés à les distinguer comme si la littérature ne pouvait avoir d’autre médium que le livre, comme si les caractéristiques de la littérature devaient se définir au travers de celles du livre : comme si le livre était ce médium qui confère à la littérature ses lettres de noblesse. Le livre EST donc le problème ; le livre est même tout le problème... ou plutôt l’industrialisation du livre avec tout ce que, dès son origine, elle implique et qui, peu à peu, s’enchaîne dans un ensemble de dispositifs de plus en plus contraignants : la standardisation, le formatage, les conventions, les collections, le marketing, les publics, les critiques, les auteurs, les autorités, les genres, les éditions critiques, originales, princeps, etc. C’est le livre et ses principes de « fixation », de figement temporel, qui rendent intéressants la recherche des antécédents aux écrits qu’il enferme. Or, la littérature, comme nous le savons tous, même si nous ne voulons pas toujours accepter toutes les conséquences de ce savoir, existait bien avant le livre et, dans beaucoup de régions du monde encore - mais là encore notre ethnocentrisme culturel occidental nous aveugle souvent - existe sans aucun recours au livre. Pour une bonne part de son histoire, pour une bonne part de son extension géographique, la littérature est orale ou présentée sur des supports très différents du livre. Dans ces cadres, la littérature se manifeste essentiellement comme des « instants » de texte, instants éphémères, volatiles, changeants, variants... contextualisés. On ne peut, par exemple, comprendre les effets de ce que l’on appelle « les religions du livre » sans prise en compte de cela : le texte sacré, celui qui porte la parole divine, est celui qui, pour ne pas varier, s’officialise ; celui qui, à l’inverse des textes profanes, doit être transmis tel quel, sans variation aucune, et pour cela exige un entraînement spécifique, parfois même la dévotion d’une vie entière. La littérature est largement indépendante du médium spécifique qu’est le livre. Mais le livre s’est constitué en problème car, par ses caractéristiques techniques, il n’était pas à même d’accueillir d’autres pratiques du fait littéraire.

Littérature, oralité et ordinateur

Je ne veux pas ici approfondir ce que cette simple constatation change dans la plupart de nos approches du fait littéraire. Imaginez simplement ce que pouvait être une lecture de poésie à la cour d’Henri III, à Fontainebleau, vers 1660 : avant d’être un texte - au sens où nous l’entendons aujourd’hui d’objet fixe, immuable, vérifiable, analysable...- la poésie est d’abord une voix, un accent, une présence, un jeu sonore et, le plus souvent, un environnement musical, car le recours à l’écrit du texte proprement dit est difficile, voire impossible. Comme nous le savons tous pour avoir assisté à des lectures publiques faites par des auteurs ou des comédiens, le texte public est inséparable des diverses formes de contextualisation de ses lectures. Or l’intérêt du livre - la caractéristique qui en a assuré le succès - est justement dans ses capacités de décontextualisation : le même texte partout et toujours le même (du moins est-ce la vulgate généralement admise donc partiellement fausse comme toute « vulgate », mais je n’ai pas le temps de m’étendre sur ce point). En tout cas, on voit bien où cela nous mène... Un des grands mérites de l’Oulipo est justement d’avoir montré - notamment par sa redécouverte de ce que ses membres ont appelé des « plagiaires par anticipation » - combien ce lien est culturellement daté, combien, tout au long de l’histoire du littéraire, la littérature a multiplié les recherches d’approches différentes, que ce soit chez un Jean Meschinot, un Quirinus Kühlman, plus récemment un Butor, un Saporta, etc... mais aussi par le maintien, la vivacité de tout un pan de textualisation liant littérature et oralité. L’apparition de l’informatique, plus exactement de l’ordinateur, que sur ce plan on peut considérer comme un médium, remet à son tour en cause la conception canonique de l’approche littéraire, entre autres choses parce qu’elle permet de repenser totalement les relations du texte et du contexte, et ce jusque dans leurs conséquences les plus extrêmes : désormais un texte peut ne plus être cet objet fermé d’un tissage de langue voulu - ou présenté comme - définitif et immuable, mais au contraire un objet, sur plusieurs de ses aspects, mobile et plus ou moins étroitement lié à son contexte d’apparition. Cette recontextualisation du texte est d’autant plus riche de possibilités que, par sa nature, la modélisation informatique, qui n’est rien d’autre que l’alphabet de l’ordinateur-médium, parce qu’elle s’appuie sur une réduction drastique de sa symbolique, ne fait plus aucune distinction entre des modalités d’expression qui, jusque-là, étaient « par culture » rigoureusement séparées : le texte est du son comme le son est de l’image et l’image du texte et/ou de l’espace et/ou du temps et/ou du mouvement et/ou du relief, et/ou des formules plus ou moins mathématiques, etc. Or ce médium, parce qu’il occupe désormais sur le terrain des objets de diffusion une place de plus en plus grande, est destiné à devenir aussi répandu, aussi « populaire » que l’a été le livre. La littérature se trouve soudain comme libérée du livre ; sont levées d’un coup la plupart des contraintes qui pesaient sur elle par l’effet des dispositifs techniques du livre : les possibilités d’expressions qui, jusque-là, se trouvaient cantonnées du côté des « curiosités » littéraires, s’émancipent. Non seulement un certain nombre de frontières séparant des modalités disjointes d’expression sont abolies, mais les rapports internes au territoire même du texte sont totalement bouleversés. Encore une fois, j’éviterai, ici et aujourd’hui, de développer tout cela. D’autant que je n’ignore pas que peut-être, pour certains d’entre vous, faute d’une connaissance personnelle de ce qui se passe dans le champ de la littérature « saisie par l’ordinateur », tout ceci doit paraître un peu abstrait, pour ne pas dire théorique. La domination du livre en effet est telle qu’accéder à des productions littéraires pour médium informatique n’est pas un réflexe culturel aussi naturel que celui d’ouvrir les pages d’un roman quelconque : le livre a ses réseaux de production, de diffusion, de promotion, de vente qui lui donnent une importance telle qu’elle aveugle presque totalement ce qui, dans le champ du littéraire, se passe ailleurs. Les tentatives diverses d’ignorer cela, comme par exemple dans l’invention du e-book, se sont toutes soldées par des échecs. Pourtant, la littérature « saisie par l’ordinateur » existe, de plus en plus riche, de plus en plus variée, de plus en plus créatrice, de plus en plus inattendue par rapport à ce qui était jusque-là considéré comme « littéraire ». L’informatique ouvre en effet à l’espace de la littérature une infinité de nouvelles perspectives qui lui apportent un souffle créatif renouvelé, en grande partie parce qu’elles changent, parfois du tout au tout, les rapports du texte à son lecteur. A condition toutefois de prendre en compte la distinction livre-littérature.

Nouveaux espaces de production littéraire

Je ne citerai ici que quelques exemples de ces relations nouvelles qui, pour la plupart, ne peuvent pas être supportées, ou seulement parfois au prix d’astuces qui le dénaturent, par le livre :

 Le nombre extrêmement élevé, la vivacité, la réactivité des sites personnels de poésie qui amplifient et prolongent le mouvement de pair à pair développé depuis près de cent ans dans la pratique de l’échange poétique, abandonné, en grande partie pour cette raison par l’édition conventionnelle.

 La poésie dynamique, cinétique, sonore qui, grâce à l’ordinateur, notamment à sa diffusion par Internet a retrouvé une créativité extraordinaire. Il suffit, pour s’en assurer, d’entrer dans les écrans de revues comme Tapin, Ubu, Akenaton ou Doc(k)s et, à partir d’elles, parcourir le vaste ensemble des sites consacrés à ces écritures poétiques (www.multimania.com/tapin, www.sitec.fr/users/akentondocks, http://members.xoom.virgilio.it/kareninazoom/kareninarivista.html ou www.ubu.com)

 La littérature combinatoire qui exemplifie le processus et dont l’exemple le plus connu est certainement « Cent mille milliards de poèmes » de Raymond Queneau. Citons également « Mémoires d’un mauvais coucheur » de Bernard Magné, « Un petit peu plus de quatre mille poèmes en prose pour Fabricio Clerici » de Georges Perec ou « Syntext » du portugais Pedro Barbosa qui, pour l’essentiel, jouent sur les capacités d’une structure donnée à proposer une infinité de textes de surface, mettant le lecteur en position d’analyste des règles d’écriture de l’œuvre qu’il est en train de lire.

 Les littératures « participatives », où seul le processus présente un intérêt à un point tel que ses productions, ses « résultats » sont le plus souvent illisibles dont les Moos et les Muds sont les exemples les plus connus, mais qui regroupent également quantité d’œuvres impliquant le lecteur dans un échange plus ou moins riche, plus ou moins complexe avec les auteurs : « Non » roman de Lucile de Boutiny ou les divers mail-romans diffusés sur Internet, mais aussi l’ancêtre « Marco Polo » écrit dans les années 80 par un groupe d’écrivains.

 La littérature hypertextuelle illustrée notamment par « Afternoon a story » de Michael Joyce, mais représentée aussi par le cédérom de François Coulon « 20 % d’amour en plus », Jim Rosenberg (Diagrams) ou encore les nombreuses publications que l’on peut trouver sur le site d’Eastgate System et dont l’intérêt principal, bien au-delà de ce que l’on nomme l’interactivité, est d’intégrer le lecteur comme composante du contexte de l’œuvre avec tout ce que cela suppose de « jeu » sur l’interprétation, les places respectives de l’auteur et du lecteur, etc... Ce champ de recherche d’écriture, pour l’essentiel, représente ce que d’aucuns appellent de façon assez réductrice les « fictions interactives », considérant que ce qui s’y passe est de l’ordre du choix des parcours dans une fiction considérée, à la suite des structuralistes, comme une suite ordonnée d’événements.

 La littérature générative, dont je suis un ardent promoteur, qui a pour particularités de proposer la lecture d’une infinité de textes sur un thème donné ou une infinité de variations autour de la conception d’une œuvre donnée comme on peut en lire sur divers sites dont www.labart.univ-paris8.fr ou celui de l’écrivain français Maurice Regnaut ou www.trajectoires.com pour ce qui concerne mon roman « Trajectoires ».

 La littérature que je propose d’appeler « spectaculaire » où le texte, génératif, interactif, dynamique, se combine en temps réel avec d’autres propositions : danse, théâtre, musique, opéra... pour produire, à chaque participation ou représentation, des propositions originales : « Trois mythologies et un poète aveugle » avec Jacopo Baboni-Schilingi, Henri Deluy, Joseph Guglielmi ; « Labylogue » avec Maurice Benayoun et Jean-Baptiste Barrière ; « Barbe Bleue » avec Michel Jaffrennou et Alexandre Raskatov ; « MéTapolis » avec Jacopo Baboni-Schilingi et Miguel Chevalier... Le texte devient un élément constitutif d’un spectacle dans lequel, à des degrés divers, le spectateur - le « percepteur » comme je propose de l’appeler pour pointer cette indifférenciation des médias...- devient partie prenante...

 Des formes hybrides mélangeant diverses de ces possibilités comme mon mail-roman « Rien n’est sans dire » qui participatif, combinatoire, ayant parfois recours à des générateurs de textes propose plus de 10 puissance 30 lectures possibles.

 Tous ces exemples ne suffisent cependant pas, et il aurait fallu évoquer ici l’ensemble de tout ce qui est à inventer, de toutes les expérimentations que des écrivains - y compris parmi ceux considérés comme « classiques », de Stephen King à François Bon en passant par Jacques Jouet ou Renaud Camus... - explorent, en ce moment même, sur Internet : works in progress, ateliers d’écriture, œuvres participatives, collaborations à des degrés divers, romans par mails... toutes propositions montrant à l’évidence que le médium ordinateur est en train, sous nos yeux, de faire éclater les repères habituels qui ont, pour une grande part, réduit, pour les générations qui nous précèdent, la littérature à son rapport étroit au livre et notamment déplace les repères et les limites entre texte définitif, brouillons, manuscrits et autre « changes temporels » dans la mesure où ce qui est mis en scène et présenté comme principal est justement ce que la critique génétique cherche à atteindre au travers de l’analyse des traces : la prééminence du processus sur le résultat, ou tout au moins un ensemble de jeux complexes processus-résultats qui SONT alors la littérature même.

Une littérature à jouer

Ce qui se manifeste dans toutes ces tentatives est une redéfinition de quelques unes des notions qui semblaient orienter la littérarité. Au texte, jusque-là installé et immobilisé dans la matérialité du livre comme un produit figé, définitif, vérifiable, quasi sacralisé et intouchable, se substitue une spectacularisation du processus et un « espace de textes » permettant un ensemble de jeux dans lesquels le « lecteur » - comment l’appeler autrement ?- se trouve changé en « joueur ».

Cette implication dans le jeu qui détermine un nouveau rapport au littéraire se manifeste en effet d’au moins cinq façons différentes mais indissociables que l’on regroupe généralement sous le terme trop vague « d’interactivité » :

 comme engagement intellectuel d’un joueur qui, à chaque fois, approfondit sa compréhension des règles définissant le jeu et l’entraînant dans quelque chose comme une compétition : une répétition qui trouve sa finalité hors d’elle-même dans quelque chose comme une idée de perfectibilité. Le texte est à relire mais à relire sans cesse dans ses changes.

 par le recours au jeu au sens théâtral du terme, c’est-à-dire implication psycho-corporelle d’un lecteur dans un texte produit par un autre mais qu’il peut interpréter en agissant de manières diverses sur des éléments du contextes de production. La relation du texte et de ses interfaces.

 par le recours au jeu au sens instrumental du terme, c’est-à-dire l’utilisation, à des fins d’expression personnelle, d’un instrument conçu et construit par d’autres : apprentissage de l’instrument et amélioration à des fins qui peuvent être personnelles : des leurres de la lecture à ceux de l’écriture.

 par le parcours d’un territoire ouvert de texte où tous les trajets sont indifférents en terme de résultats : le recours au jeu comme espace plus ou moins libre et disponible permettant le mouvement des pièces d’une machine où intervient la notion essentielle d’aléatoire.

 par l’exploration d’un ensemble d’objets équivalents mais finis, jeu au sens de diversité des formes que peut revêtir un ensemble créatif, la mise au premier plan de la variation, du même et du différent : la poursuite du métatexte.

Par le recours à toutes ces potentialités, la littérature redevient totalement contextuelle, c’est-à-dire dépendante du temps, du lieu et même de l’espace dans lequel elle se produit et à la fois totalement procédurale. Elle ne peut plus être un objet « fractal » défini, comme par le structuralisme, par la récursivité plus ou moins forte et ordonnée d’emboîtements d’objets formalisés, elle affirme une approche plus « chaotique » en ce sens que, ouverte au hasard et au hasard de ses contextes, ses formes de surface s’adaptent aux circonstances. Elle ne génère plus ni brouillon, ni manuscrit, ni version x ou y, parce que toutes ses productions sont à la fois totalement brouillons ET résultats. Dans un contexte de non-oralité, elle retrouve ainsi quelque chose comme une forme d’« oralité technicisée » : elle demande à être sans cesse jouée car sa littérarité ne se manifeste plus principalement dans un texte, mais bien davantage dans des virtualités de textes. Ce qu’elle donne à lire n’est plus un texte défini mais autre chose, peut-être les rapports du lecteur au texte, de la lecture à l’écriture, du texte au contexte : avant tout les conditions même de la littérarité. La prise en compte, grâce aux qualités mémorielles particulières et dynamiques du médium numérique, de tout cela ouvre ainsi de très nombreuses possibilités d’expressions qui autorisent la projection définitive d’une partie de la littérature hors du livre pour en faire un espace à nouveau ouvert.

Une littérature sans brouillons ni manuscrits ni livres

Écrire relève toujours d’une conduite cognitive que j’oserai désigner comme « programmation expérimentale ». Cette pratique relève de deux mécanismes complémentaires :

 la « programmation » : l’écrivain a une idée, même vague, même provisoire, même locale, de ce vers quoi il veut aller. Certains préfèrent construire cette idée méticuleusement avant même d’écrire, d’autres s’en tiennent au vague d’un but relativement flou, mais les deux sont conduits vers un but. Certains construisent des plans sommaires - parfois même pas jetés sur le papier - d’autres, comme Perec par exemple, élaborent des « cahiers des charges » complexes qu’ils se contraignent à respecter.

 « l’expérimentation » qui conduit l’écrivain à faire des propositions qu’il lit et modifie, qu’il relit et modifie sans cesse sur divers plans de la langue : construction, syntaxe, rythme, phonétique pouvant par exemple l’amener à oraliser son texte pour lui seul - pratique du « gueuloir » chère à Flaubert. Il se donne alors les moyens du remord et de la comparaison, c’est-à-dire la possibilité de conserver des - quelques unes, toutes... suivant sa conception de l’écrit - traces de son travail antérieur.

Cette programmation expérimentale n’est pas remise en cause par l’informatique, elle change simplement de nature d’une part parce que les outils d’écriture mis à la disposition de l’écrivain ne sont pas les mêmes, d’autre part parce que les outils mis à la disposition du lecteur sont eux aussi très différents du seul outil antérieurement disponible : le livre. Elle change également de nature parce que les niveaux sur lesquels elle porte ne sont pas non plus les mêmes : dans l’approche informatique, l’expérimentation porte davantage sur l’en-deçà de l’écrit. Or ces changements de nature impliquent un changement complet de relations aux traces. La visée de l’écrivain est étroitement conditionnée par les possibilités techniques de l’outil de lecture dont il sait devoir disposer. Pour prendre un exemple élémentaire, s’il sait que ce qui va être mis à la disposition du lecteur-joueur a l’allure d’un texte fixe, même temporaire, ce qui va contraindre sa visée, c’est notamment la dimension des écrans : concevoir un texte pour panneau d’affichage Decaux n’est ni concevoir un texte pour projection dans une grande salle ni un texte pour lecture sur une page-écran ni un texte pour sortie d’imprimante. Autrement dit cet aspect de la forme visible du texte qui n’était pas jusque là fondamentale, excepté dans quelques recherches marginales comme les livres d’artistes pour bibliophiles, devient une contrainte supplémentaire importante. Or cette contrainteest purement programmatique qui consiste à définir des tailles de polices de caractère, des couleurs, des longueurs, des modalités d’affichage. Elle est naturellement incluse dans l’écriture des programmes mêmes qui gèrent cet aspect des choses, elle se déroule directement au clavier de la machine : chaque modification du programme se substitue sans traces, à moins de lourdes démarches volontaristes qui consisteraient à garder tous les états de la rédaction du programme, à l’ensemble de ses états antérieurs. La programmation n’est plus extérieure à l’outil, ce qui implique de la définir, donc d’en esquisser les possibles, mais interne à l’outil lui-même ce qui ne nécessite pas le recours à des traces externes. Au mieux, ce qui en demeure, c’est la succession de programmes gérant des systèmes d’écriture successifs. Un autre exemple élémentaire permettra peut-être de mieux comprendre : tous les traitements de texte modernes comportent un correcteur orthographique et un dictionnaire des synonymes. Supposons qu’un écrivain utilise le papier comme support et inscrive le mot « naturel » sur sa feuille. A la relecture, il s’aperçoit que ce terme est déjà utilisé une ou deux lignes auparavant et il souhaite le changer. Sur le papier il va barrer ce terme et en superposer un autre, mettons « spontané » ; sur son écran, il va demander à son dictionnaire de synonyme de substituer un terme à l’autre. Dans le premier cas demeure une trace de l’état premier, dans le second il n’y en a aucune. Or tout ce qui est de l’ordre du programmatique relève de ce mécanisme. Autrement dit plus un texte obéit à un comportement informatique, plus il permet de changements par programme, moins il a de raisons de laisser des traces de ses étapes de travail. Pour l’écrivain tout repose sur sa mémoire. Or on sait ce qu’elle vaut : après deux ou trois changements au mieux, l’écrivain programmeur ignore lui-même à peu près tout de son point de départ. Dans cette démarche de programmation expérimentale par informatique, c’est l’expérimentation immédiate, c’est-à-dire étroitement contextualisée, qui domine sur l’expérimentation médiate. Contrairement à ce qu’affirme Umberto Eco, il n’y a aucune raison pour que l’informatique maintienne les traces de l’écriture, au contraire, plus l’outil d’écriture est perfectionné en terme d’intégration de démarches cognitives - comme un outil de génération de texte - et moins il y a de raisons pour que le scripteur conserve - à moins d’être spécifiquement programmé pour cela, c’est-à-dire d’inclure quelque chose comme une visée « patrimoniale » - des traces de ses processus d’élaboration et même dans ce cas-là, il me semble que ce qui pourrait être intéressant c’est moins la multiplicité de successions d’états conservés que les méthodes successives d’obtention de ces résultats car ce sont elles qui donnent le « programme » de l’écrivain. Là où les choses se compliquent encore c’est lorsque la visée de l’écrivain n’est plus celle d’UN texte mais celle d’un espace de textes, autrement dit quand la programmation expérimentale de l’écriture vise une lecture symétriquement expérimentale, c’est-à-dire ouverte - de façons diverses comme nous l’avons vu - à l’expérimentation. J’appelle lecture « ouverte » à l’expérimentation une lecture dans laquelle le lecteur peut jouer avec le texte en le modifiant de quelque façon que ce soit. Toute lecture devient alors elle-même contextuelle : le texte lu à un moment T n’a aucune raison d’être le même que celui lu à un moment T+x. Au contraire, l’introduction de la possibilité d’expérimentation dans la lecture pousse le lecteur-joueur à essayer d’obtenir d’autres textes de façon à comprendre les règles du jeu sous-jacente : ce qu’il vise c’est le métatexte plus que le texte, ou plus exactement encore le « texte des textes ». Dans ce cas-là, la programmation expérimentale de l’écriture ne vise plus un résultat unique mais, au contraire une infinité de résultats considérés comme tous équivalents devant la lecture. Si une analyse génétique se justifie d’une certaine façon, elle ne peut donc porter sur les états de texte par nature innombrables et homothétiques, mais sur les processus d’établissement de ces homothéties. Or la programmation expérimentale dont ils sont le résultat appartient elle aussi aux propriétés des logiciels mis en œuvre. Comme je l’ai déjà dit, il n’y a donc aucune raison que - à moins que l’écrivain n’utilise des logiciels conçus dans cette volonté expresse, se plaçant ainsi d’emblée dans une perspective de « postérité » - celle-ci laisse la moindre trace. Plus encore, les textes « résultat », étroitement liés à un ici et maintenant n’ont aucune raison d’être conservés en tant que tels puisqu’ils ne sont qu’une réalisation possible d’un potentiel infini de textes virtuels. Plus le texte est génératif, moment d’une lecture donnée à un instant donnée, moins il a de raison de laisser de traces. Conclusion et perspectives

Désormais, la littérature est définitivement ressortie du livre- du moins de l’objet technique que l’on a l’habitude de désigner ainsi. L’histoire littéraire nous ayant amplement montré que la littérature dépend, dans ses formes et ses thèmes, de l’ensemble des éléments constitutifs de son dispositif - la littérature épique, par exemple, est étroitement liée à ses formes orales avec ses « formules » interchangeables, le roman aux contraintes concrètes du livre... - qui, aujourd’hui, peut prédire de quoi elle sera faite et vers quels horizons inédits elle conduira ses lecteurs ? Le texte abandonnant ce volume étroit, étriqué même, avec ses conventions si habituelles que nous les avions ignorées en tant que telles, elle conquiert de nouveaux espaces, y gagne de nouvelles libertés, y découvre des possibilités d’expression inédites et, avec elles, une nouvelle vitalité qui en fait un territoire jeune, certes encore un peu confus et désordonné, mais par suite foisonnant. La création littéraire tend ainsi à mettre en place de nouveaux dispositifs dont tous les acteurs - auteur, texte, brouillons, manuscrits, lecteur, éditeur, diffuseur, analystes, critiques ... - ont à réinventer leur rôle. Dans ce contexte, tout semble indiquer que, demain, la littérature devrait prendre de plus en plus de place sur les écrans : ceux des salles de spectacle, ceux qui rythment les activités citadines ou ceux qui, demain peut-être - mais je ne crois pas que ce soit là un délire de science-fiction - constitueront les murs virtuels de nos appartements. Or, paradoxalement, plus le texte envahira nos écrans, plus il imposera une écriture « d’affichage » et de « programme », une écriture en contexte, moins il aura à laisser de traces : ne resteront alors que des infinis d’« instantanés » de texte, notion à l’opposé absolu de celle d’unicité durable qui sous-tend notre conception actuelle de la littérature. Son approche critique demandera alors l’élaboration d’une autre démarche analytique non plus basée sur des traces matérielles de textes mais bien davantage sur des comparaisons de programmation de processus : peut-être ce que l’on pourrait appeler une génétique du virtuel. Alors le brouillon sera devenu le manuscrit - ou même le tapuscrit - et le texte à lire sera davantage l’écriture du texte qu’un texte particulier ne représentant plus qu’un moment donné d’un processus infini : paradoxalement - mais est-ce un vrai paradoxe ? -, lectures et analyses génétiques des textes se rejoindront dans une seule et même démarche.



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