Quelques réflexions sur les écritures « mutantes »

lundi 20 février 2006.
 


Quelques réflexions sur les écritures « mutantes »

En France on ne parle pas « d’écritures mutantes » mais « d’écritures interactives » ce qui est assez différent. En effet dans « écritures mutantes » c’est la mutation qui est mise en avant, c’est-à-dire la transformation dans une lignée, celle de l’écriture et ce qui importe c’est le changement mais dans une certaine continuité alors que dans « écriture interactive » ce qui est mis en avant c’est une notion nouvelle, celle d’interactivité : l’écriture ne mute pas mais apparaît, à côté de l’écriture traditionnelle, une forme nouvelle d’écriture basée sur une notion technique. En fait c’est une nouvelle forme d’expression basée sur la technique.

Pour ma part, aucune de ces deux expressions ne me satisfait totalement car chacune d’entre elle passe, me semble-t-il, à côté des désirs que manifestent toutes les tentatives de création que nous voyons venir au jour depuis quelques années. Leur origine est indéniablement l’apparition de l’ordinateur et, surtout, sa vulgarisation en tant qu’instrument à la disposition d’un nombre de plus en plus élevé d’individus. Or ce lien est intéressant à plus d’un titre. Parmi les très nombreuses techniques apparues antérieurement certaines, comme l’imprimerie, la radio, le cinéma ou la télévision ont eu elles aussi une incidence importante sur l’écriture même si c’est à des titres divers. Autrement dit, l’écriture depuis son origine, ne cesse d’être « mutante » et c’est certainement ce qui continue à en faire un lieu vivant d’expression : le renouvellement technique ouvre en effet sur des possibles qui, jusque là, étaient à peine imaginables et permet de s’affranchir des routines qui ne peuvent pas ne pas s’installer comme le montre, par exemple, dans le domaine romanesque la « sclérose » inventive due à l’industrialisation du romanesque.

Reste donc à savoir ce que cette technique, la digitalisation (plus que l’ordinateur en tant qu’objet), apporte à l’écriture et en quoi elle la fait rêver.

Pour aller vite je dirai que le digital ouvre sur une nouvelle esthétique de la relation. En français le terme « relation » a en effet un double sens trouvant son origine dans le « relatum » latin et qui me paraît ici très pertinent : une relation, c’est un lien posé entre des personnes, mais c’est aussi un récit, un lien logique posé entre des événements. Une esthétique de la relation est ainsi une esthétique qui porte à la fois sur les relations entre auteurs et lecteurs ET sur la façon d’établir des récits, les deux étant alors indissociables.

La question est donc : « en quoi la technique digitale établit-elle une esthétique de la relation, », une question secondaire étant « qu’est-ce que cela change dans l’écriture ? » A la première question, la réponse est simple : la technique digitale n’est rien d’autre qu’une mathématisation des techniques. Autrement dit elle n’a pas d’objet en soi et peut porter sur n’importe quel objet pourvu que je puisse en obtenir une modélisation sous forme de 0 et de 1. Dans ce cadre elle ouvre naturellement sur une mise en relation de toutes les techniques répondant à ce critère. C’est ainsi que l’ordinateur est multimédia, bien plus même, qu’il peut-être hypermédia, c’est-à-dire gérer des liens internes à chacune des techniques et les influençant toutes : des relations de relations, un générateur de texte pilotant un générateur de musique par exemple. La technique digitale ouvre ainsi le texte à beaucoup d’autres domaines qui jusque là lui étaient interdits ou qui ne restaient que des appendices plus ou moins utiles. Il y a en effet bien longtemps, par exemple, que des musiciens ont mis des poèmes en musique, mais le lien ainsi étable était un lien de lecture et non d’écriture, un ajout sur le texte et non une écriture unique revêtant deux formes sensibles distinctes.

Les caractéristiques principales de la technique digitale sont donc :

1. l’hypermédiatisation : le digital peut gérer de façon unique une multitude de médiations sensibles et établir, sur les modélisations qu’il en fait, des liens de tous types.

2. l’utopie : les manifestations des techniques digitales ne sont pas sensibles aux localisations et peuvent se produire de façon simultanée en tous les lieux qui leur sont ouverts. Internet et tous les réseaux existant ne sont que la manifestation pragmatique ce cette caractéristique.

3. l’uchronie : le temps des réseaux est un temps unique commun à toutes les localisations du réseau. De plus c’est un temps en grande partie calculé donc s’affranchissant partiellement des contraintes du temps physique.

4. la modélisation « générale » : tout aspect du monde est susceptible d’être représenté dans l’univers digital par un « modèle » avec lequel des liens peuvent être alors établis.

De façon évidente, toutes ces caractéristiques créent autant d’ouvertures dont les œuvres présentées au concours essaient, plus ou moins adroitement, d’exploiter pour jeter les bases d’une écriture autre esquissant des possibles créatifs. Nombre d’entre elles, par exemple, s’essaient au multimédia, c’est-à-dire à la réalisation d’œuvres ne se cantonnant pas au texte seul, mais proposant des approches plastiques et musicales. Aucune, hélas, n’est allé jusqu’à l’hypermédia car il aurait fallu pour cela travailler l’écriture à un niveau technique inférieur en posant des liens sur les modèles eux-mêmes ce que de plus en plus de jeunes artistes tentent de réaliser ici ou là. Un nombre encore plus grand travaille l’écriture sous l’angle du réseau ; le vainqueur du concours et de ce type qui propose l’utilisation d’un réseau wiki pour produire des œuvres littéraires tout en étant conscient que le réseau, à soi seul, ne suffit pas pour définir une écriture et qu’il faut inventer des styles, des « règles » d’écriture, aptes à tirer le meilleur parti littéraire possible de cette utopie du réseau. L’invasion des blogs est ainsi une tentative, souvent maladroite car restant à la superficie des possibles, de jouer de l’écriture en réseau. La modélisation se retrouve essentiellement dans « Soultube » où les lecteurs sont invités à se définir en tant que variables exploitables par l’œuvre pour sa propre écriture, ils font alors partie de ses composantes et peuvent jouer avec elle - ou être joués par elle, ce qui est une autre des possibilités qu’offre à l’écriture l’anonymat et l’indéfinition perceptive de la modélisation digitale. C’est ici que se place l’interactivité : le lecteur intervient en effet dans l’œuvre comme un des paramètres mis en place par son écriture. La générativité, que l’on trouve utilisée à un niveau élémentaire dans « Tripapergatti » est aussi une des possibilités offertes par la modélisation car elle dit qu’une écriture peut n’être rien d’autre que la concrétisation de surface de modèles linguistiques et stylistiques profonds et plus ou moins imperceptibles.

On le voit, les conséquences de l’introduction du digital dans l’écriture sont nombreuses et ouvrent de nombreuses perspectives qui, pour l’instant ne sont bien souvent qu’esquissées car elles changent en profondeur la relation entre le producteur et le consommateur de l’œuvre, entre l’auteur et le lecteur dans la mesure où ce dernier se voit accorder une place plus ou moins grande à la création elle-même. La relation qui, avec le livre, était claire - un producteur/un consommateur - devient ici multiple et riche de possibles : combien de producteurs, combien de lecteurs ? Y a-t-il seulement un lecteur qui ne doive pas être producteur ? Quels sont les rôles respectifs de chacun ? Qu’est-ce que l’écriture ? Qu’a-t-elle à faire avec l’espace ? Et le temps ? etc.

C’est sur tous ces point qu’il y a encore beaucoup à inventer et que les futures sessions du concours pourraient apporter des réponses surprenantes et originales faisant de l’écriture un territoire en perpétuelles expansions et mutations.



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