Quelques concepts de l’art numérique

lundi 20 février 2006.
 


Contexte 2 Triangle systémique de l’art 2 Information 4 L’âge de l’information 4 L’art de l’âge de l’information trahit ce qui le fonde 5 L’art numérique est un art du technique 8 Hypermédiatisation 8 L’art numérique est un moment simulé d’une matière absente 8 L’œuvre numérique a une visibilité potentielle 9 L’œuvre numérique est multiple, virtuelle, sans place 10 L’œuvre numérique a une capacité d’ubiquité 10 L’œuvre numérique convoque en un même lieu des potentialités sensorielles multiples 11 Modélisation 12 L’opération de modélisation est à la base de l’art numérique 12 L’image numérique joue avec son apparence 12 La matière numérique est une matière-concept 13 L’image numérique est plus qu’une image 13 L’art numérique est un art-concept 13 L’art numérique est un art du modèle 13 Génération 15 L’art numérique ouvre sur la répétition 15 L’art numérique joue le même et le différent 15 Le dernier mot revient à l’œuvre numérique 19 L’œuvre numérique est une œuvre de processus 20 L’œuvre numérique affirme la tentation de l’infini 20 Performativité 20 L’artiste numérique formalise des mondes 20 L’art numérique assume le risque de l’événement 21 L’art numérique est spectaculaire 21 L’œuvre numérique a le don d’ubiquité 21 L’œuvre numérique déborde sur le monde 22 L’œuvre numérique risque l’interaction 23 L’œuvre numérique construit son spectateur 23 Expérimentation 24 L’œuvre numérique change sans cesse 25 L’herméneutique de l’œuvre numérique n’intervient qu’à son niveau technique 26 L’œuvre numérique est une œuvre de répétition 26 L’art numérique invite à l’expérimentation 26 L’art numérique est un jeu 27 L’esthétique de l’art numérique est celle de la science 28 Mémorisation 28 L’œuvre numérique arrêtée est un objet quelconque 29 L’art numérique n’a pas de valeur 29 Flux 30 L’art numérique joue à la vie à la mort 31

Quelques concepts de l’art numérique

Jean-Pierre Balpe Université Paris VIII Département Hypermédia

« Les artistes éprouvent leur maîtrise volontaire de l’involontaire comme ce qui les distingue des dilettantes. »

Theodor William Adorno Théorie esthétique

Le triangle systémique de l’art

A un certain niveau de regard, toute œuvre d’art est un cas particulier. Pourtant, s’il en était ainsi, il ne pourrait y avoir d’autre réflexion sur l’art que celle qui obligerait à en reconnaître l’unicité et l’aspect ineffable. Car toute œuvre d’art est en même temps - et de façon indissociable - exhibition d’un ensemble qui la réalise. Cette contradiction apparente provient du fait que toute œuvre d’art est le moment objectivé d’un système dynamique, la représentation particulière dans un contexte donné des interactions de l’ensemble des variables qui participent à son Être : la forme est le contenu des tensions qui se manifestent dans l’évolution du système ; une stabilité instable. Le même et le différent. C’est en ce sens que l’art - comme le signale Adorno dans sa Théorie esthétique - ne peut pas être appréhendé en terme de communication, qu’il n’a rien à dire et ne peut jamais délivrer de messages : un espace dynamique ne peut en effet se définir que du point de vue d’un observateur lié à cet espace, non d’un extérieur à lui-même. L’art est, au sens propre, une in-formation, une construction interne d’information indépendante de toute autre finalité : il est en lui-même un système homogène de signes.

Même si ce n’est pas ici le lieu de développer cette thématique, sa prise en compte n’en est pas moins indispensable à la compréhension des transformations historiques de la notion d’œuvre ainsi qu’à celle de la posture créatrice. L’art participe toujours, à la fois et sans séparation, au subjectif, à l’objectif et au culturel comme à toutes les instances au travers desquelles, à un moment donné, ces composantes se manifestent. Cet ensemble d’interactions définit ce qui - de façon quelque peu métaphorique et simplificatrice - peut être désigné comme « le triangle systémique de l’art ».

Figure 1. Triangle systémique de l’art

L’artiste travaille l’équilibre de ces tensions qu’il s’efforce d’objectiver. S’il y a une rationalité de l’œuvre d’art, elle est dans la pensée consciente des tensions : cette rationalité est interne à l’œuvre proprement dite dont l’ambition la plus haute est de s’imposer non comme représentation mais comme l’invention d’un système spécifique de signes adéquat au moment, ainsi rendu visible, d’un environnement complexe.

Beaucoup trop d’approches esthétiques ne se sont peut-être révélées insuffisantes que parce qu’elles ne concentraient leurs analyses que sur un sous-ensemble des composantes de ce système.

L’âge de l’information

L’âge de l’information se caractérise par une série de déplacements et d’innovations affectant simultanément plusieurs variables de ce triangle systémique. Des innovations techniques, bien entendu, mais également des transformations sociales et des changements symboliques chacun d’entre eux ayant des incidences diverses sur l’ensemble de tous les autres. Il n’est ainsi pas surprenant que l’art, système d’information sans finalité pragmatique, soit interrogé dans ses concepts les plus fondamentaux, par l’installation d’une culture faisant de l’information et de la communication sa principale matière industrielle. C’est dans ce contexte qu’il faut essayer de comprendre les mutations auxquelles est confrontée la création artistique contemporaine dans sa recherche d’une maîtrise adéquate des tensions auxquelles elle est soumise et qui, dans le même mouvement, la fondent.

Plus concrètement, l’âge de l’information est celui des systèmes de communication qui instaurent une technologisation à la fois de l’information et de la communication. Ce qui le caractérise donc est ce que l’on pourrait appeler une situation de communication marchande généralisée aux composantes multiples qui peuvent être cependant subsumées en diverses classes de questions suffisamment représentatives pour exhiber les aspects majeurs de la problématique générale.

La première de ces caractéristiques, celle qui fonde l’âge de l’information est d’ordre techno-symbolique :

-  sur le plan symbolique, elle consiste à considérer que toutes les classes d’information, y compris les plus complexes, peuvent être représentées à partir d’un ensemble de N-articulations dont la plus élémentaire est réduite à l’opposition binaire 0 - 1. Ce système symbolique est le plus rudimentaire, donc le plus abstrait jamais imaginé jusqu’à aujourd’hui...

-  sur le plan technique, elle consiste dans l’invention de l’électronique, et de tout ce qui en constitue des dérivés, permettant de traiter, de façon de plus en plus rapide et efficace, de vastes ensembles de données digitales.

L’art de l’âge de l’information trahit ce qui le fonde

L’art est ainsi provoqué sur son propre terrain : domaine permanent d’invention de systèmes d’information apragmatique, il se trouve, comme jamais auparavant dans son histoire, mis au défi par l’usage pragmatique de systèmes d’informations abstraits sans lien primaire direct avec un réel quelconque. La création artistique ne peut donc que s’efforcer d’investir ce terrain traditionnellement sien et dont, sans cela, au risque de perdre sa raison d’être, elle court le danger d’être dépossédée. Pour dire cela autrement, l’art contemporain même s’il a toujours eu affaire à la technique, dont il a su constamment isoler certains composantes pour les détourner à son usage propre, se trouve aujourd’hui confronté à une technique particulière dont il ne peut plus se contenter d’isoler les aspects qui lui conviennent mais qu’il doit affronter en bloc, comme un tout. En effet, dans le domaine numérique, l’art devient totalement technique et - comme l’a montré Pierre Lévy - la technique, symétriquement, par certains aspects de son approche programmatique, s’apparente à la démarche artistique. L’image numérique, par exemple, n’est pas une simple technique nouvelle de réalisation d’images, mais une image radicalement nouvelle. Elle oblige l’art à une reconceptualisation de la notion elle-même d’image. Le réalisateur français Michel Jaffrennou, entre autres choses réalisateur du film Pierre et le loup en images de synthèse et avec qui j’élabore actuellement notre opéra génératif Barbe Bleue dit par exemple que « dans l’image numérique, tout pixel se voit ». Il manifeste ainsi que dans ces images, la présence du digital s’impose au niveau du visible et en modifie profondément le mode de perception : « C’est pourquoi la visibilité de l’image devient une lisibilité » (Gilles Deleuze dans Pourparlers). Et ce qui est lisible dans l’image électronique c’est l’ensemble des couches techniques qui la font. C’est, entre autres choses, cette intrication du visible et du lisible que l’image électronique impose au créateur contemporain de penser. Aussi, tous les exemples primitifs de création d’image utilisant les nouvelles technologies comme simple outil, et qui n’ont pas su percevoir cette radicalité, ont été - qu’elles qu’en soient par ailleurs les raisons invoquées - des échecs artistiques. Il n’y a pas là de moyen terme : où l’art se pose la question globale de l’image numérique ou l’image numérique est une simple technique de fabrication à destination, par exemple, de l’industrie culturelle, c’est-à-dire d’un sous-produit de l’art tourné vers sa vulgarisation marchande.

La difficulté d’un tel exercice de définition est donc que les concepts qui fondent l’art numérique ne devraient pas être isolés. Chaque concept est en relation étroite avec l’ensemble des autres dont la compréhension et l’extension dépendent. Ce à quoi l’art numérique se trouve confronté, c’est en effet à la nécessité d’informer la totalité d’un système d’information, pour selon les principes qui fondent la légitimité artistique, l’objectiver hors de sa sphère d’usage particulière.

L’art de l’âge de l’information est un art qui trahit ce qui le fonde : l’image la plus symbolique en serait peut-être cet étrange et faux ruban de Möbius que figurent les Mains se dessinant de M. C. Escher où, dans une boucle sans fin, le dessin s’autoconstruit.

Figure 2 : Mains se Dessinant (Maurice Cornelis Escher, 1948)

En ce sens, toute tentative artistique numérique est globale, elle mobilise à ses fins propres simultanément et de façon inséparable l’ensemble des concepts dérivés de la numérisation de l’information : mettre une image dans le réseau n’a de sens artistique que si, et seulement si, l’installation de cette image répond à toutes les contraintes symboliques du réseau. L’artiste Fred Forest qui travaille sur ce qu’il appelle l’art de la communication, a ainsi mis aux enchères en 1997 le code d’accès sur Internet à une image numérique ; l’acheteur de ce code possédant cette œuvre comme une œuvre réelle dont il dispose à sa guise. L’image cesse ainsi d’être une image pour devenir une manifestation d’objectivation artistique du concept de réseau. Pour bien prendre la mesure des interactions dans le système artistique, il est intéressant de savoir que la société ayant acquis ce code d’accès à l’image virtuelle de Fred Forest a multiplié par quatre-vingt, en retombées publicitaires indirectes, par ses passages gratuits dans diverses émissions de télévision, le montant de son investissement initial. Sans son inscription dans la globalité d’une telle démarche, l’image numérique sur réseau n’est qu’une simple image n’interrogeant pas le réseau dans les règles systémiques de l’art.

Il faudrait donc pour présenter ces concepts une approche elle-même hypertextuelle faite de permanents renvois entrelacés suivant des couches analogiques dynamiques. Les essais en ce sens ne manquent pas, par exemple dans le CD-ROM Actualité du virtuel édité en 1996 par le Musée National d’Art Moderne du Centre de Création Industrielle du Centre Georges Pompidou à Paris ou encore sur divers sites informatiques comme Instruments et figures de l’interactivité réalisé par Stanley Douglas (http://www.labart.univ-paris8.fr). Mais l’exposé linéaire, marqué par l’approche déductive, ne s’y prête guère qui isole chaque concept dans sa sphère. Ce sont, fondamentalement, des concepts systémiques - c’est-à-dire constitués chacun d’ensembles de sous-concepts fortement corrélés. Le contexte matériel de leur exposition oblige cependant à les considérer les uns après les autres : au risque assumé de redondances.

Ce pis-aller, du moment qu’il est su, est cependant un moyen d’essayer de faire progresser l’analyse même si, inévitablement, elle reste superficielle.

L’art numérique est un art du technique

Ce qui distingue l’art numérique étant d’abord le recours à un traitement technique, il semble pertinent de l’analyser au travers de ses instrumentations. L’ensemble des concepts de l’art numérique peut ainsi, à un premier niveau, être regroupé sous six classes d’opérations : hypermédiatisation, conceptualisation, génération, performativité, expérimentation et mémorisation. Chacune de ces classes comporte elle-même un certain nombre de concepts secondaires dont certains interviennent dans les autres opérations. Ils seront présentés au fur et à mesure.

Hypermédiatisation

L’art numérique est un moment simulé d’une matière absente

L’art numérique, parce qu’il repose essentiellement sur la digitalisation, c’est-à-dire sur un traitement symbolique, s’origine sur une rupture : il est un art sans matière. Cela ne signifie nullement que dans ses manifestations de surface il se réalise hors de toute matière, puisqu’il est mémorisé sur des supports matériels et doit, pour s’actualiser, investir celle de divers espaces - écrans, environnements, volumes, etc. La dématérialisation de l’art numérique signale essentiellement que, dans ses fondations, toute création d’art numérique est d’abord pensée en-dehors d’un rapport pragmatique à la matière. En ce sens, il ne prend définitivement forme que dans un simulacre : l’art numérique est un moment simulé d’une matière absente.

Cette situation le place dans une disposition paradoxale semblable à celle de l’opéra ou du théâtre : faute de ne pas différer du reste de la littérature, une pièce publiée n’est qu’une possibilité de pièce qui ne prend réellement sens que dans les diverses objectivations des représentations qui la renouvellent sans cesse. La pièce de théâtre écrite est comme le prototype de la pièce jouée. De même, un roman génératif n’existe que par et dans le dispositif d’affichage qui l’exhibe. Il peut ainsi revêtir des apparences diverses selon qu’il est destiné à une manifestation grand public, à une lecture individuelle ou à une présentation spectaculaire. Pour prendre un exemple concret, mon générateur Trois mythologies et un poète aveugle existe actuellement sous trois formes différentes : une forme spectaculaire par ses deux représentations publiques à l’IRCAM en 1997, une forme privée ouverte à la lecture individuelle sur micro-ordinateur et une forme publique en réseau sur le site du serveur de notre université : chacune de ces formes ne peut que revêtir des caractéristiques extrêmement différentes. Pourtant, il s’agit bien du même générateur poétique dont aucune des composantes programmatiques n’a été modifiée.

L’œuvre numérique a une visibilité potentielle

La visibilité de l’œuvre numérique est potentielle, elle constitue, ainsi que le dit Pierre Lévy, « une réserve numérique de virtualités sensorielles et informationnelles qui ne s’actualisent que dans l’interaction avec des humains » (Cyberculture, page 173). Par là même, l’œuvre numérique ne dépend jamais directement de sa visibilité qui peut revêtir des formes multiples. Cette visibilité n’est qu’une surface, une peau sous laquelle le spectateur ignore ce qui se dissimule réellement de la même façon qu’entre le jeu de l’acteur et le texte qu’il interprète s’interpose une forme de séparation.

L’œuvre numérique est multiple

Cette caractéristique de l’œuvre numérique est ce qui peut-être nommé hypermédiatisation : l’œuvre est potentiellement multiple, virtuelle, donc sans place. Du coup, n’étant assignée à nulle place, elle peut, pourvu que les places auxquelles elle se destine acceptent du numérique, les investir toutes. Aussi, pour la première fois dans l’histoire de la création humaine, par les réseaux, parce que sa matérialisation n’est qu’une surface de visibilités, une œuvre peut se manifester simultanément et de la même façon, sans pertes, sur tous les points de la planète. Cette situation n’est pas sans interroger la notion même de culture, donc celles d’universel et de totalité.

L’œuvre numérique a une capacité d’ubiquité

L’œuvre numérique a une capacité d’ubiquité. Bien plus, l’ensemble des œuvres se présente simultanément, sans altérations sur tous les points de la planète, leurs manifestations sont donc susceptibles de faire événement pour l’ensemble de la communauté dont elles réorganisent sans cesse les paysages de sens, participant de la figure du rhizome chère à Deleuze et Guattari : l’œuvre numérique peut se répandre et se reproduire par diffusion sur l’ensemble des nœuds auxquels elle accède. Il n’est donc pas étonnant que le réseau en soit l’espace naturel de déploiement et de visée. Théoriquement même, le réseau pourrait ne devenir lui-même qu’une seule œuvre d’art.

De même, pour des raisons identiques, l’aspect médiatique que prend cette accession à la visibilité peut ne dépendre que d’une volonté locale et temporelle, soit inclue dans la composante programmatique de l’œuvre, soit dépendante des décisions contingentes d’un spectateur ou d’un lieu donné. La séparation texte-image-son-musique devient une séparation théorique ; le même programme peut être à l’origine d’effets de surface totalement différents ou enchevêtrés.

L’œuvre numérique convoque en un même lieu des potentialités sensorielles multiples

D’une certaine façon l’hypermédia réalise le vieux rêve d’un art total : il unifie ce qui était jusque là séparé. A l’image, par exemple de l’opéra, qui, à sa façon, s’efforçait d’atteindre ce but par une présentation simultanée en un même lieu pour une même fin d’éléments d’origine hétérogène, l’œuvre numérique convoque toujours en un même lieu la potentialité d’investissements sensoriels multiples. Mais, à la différence de l’opéra, elle les convoque à partir d’un centre moteur unique : il ne s’agit plus de présentation simultanée coordonnée, mais de fusion et d’interopérabilité. Dans l’hypermédia, le son est, de façon circulaire, une composante du texte comme le texte est une composante de l’image... Plus précisément même, parce que ces manifestations sensorielles diversifiées ne sont rien de plus que des codifications différentes de données digitales uniformes, « le son - pour parodier Gertrude Stein - est le texte est l’image est la musique est le mouvement est le son est l’image est... » et - bientôt peut-être - l’odeur.

Figure 3 : fusions sensorielles

Au centre de la conception de notre opéra numérique Barbe Bleue, par exemple, musique, texte et scénographie ne sont pas la mise en commun par ce maître d’œuvre qu’est le metteur en scène de trois expressions artistiques diverses, mais la production simultanée et indivisible de trois générateurs, un générateur de texte, un générateur de scénographie et un générateur de musique tous pilotés par le même programme.

Bien entendu, une telle approche n’est pas sans incidences sur la définition même de ces médias et sur leurs modalités de réception : que devient le texte s’il est aussi image et musique, qu’est-ce que la scénographie, etc. Ces interrogations sont aujourd’hui au cœur du travail de bien des créateurs d’art numérique et apparaissent désormais des œuvres qui sont, dès leur conception, le résultat de collaborations étroites.

Modélisation

L’opération de modélisation est à la base de l’art numérique

L’opération de modélisation est à la base même de l’art numérique. Comment, en effet, dans un système qui est essentiellement information, se conçoit un objet qui n’a pas de forme ou qui, plus exactement, est capable de les revêtir toutes. Un objet dont la forme n’est qu’une symbolisation de la forme ?

L’image numérique joue avec son apparence

La notion de matière de l’image est un bon exemple de cette problématique : comment l’art numérique, par nature immatériel, peut-il en venir à représenter la matière, ou encore comment une image numérique peut-elle s’objectiver sans recours à une présentation de matière ? La matière de l’image numérique est une matière théorique. A l’opposé, par exemple, des collages cubistes qui poussent le souci de matière jusqu’à en intégrer des fragments, l’image numérique sait, par définition, qu’elle ne peut que jouer avec son apparence. La matière de l’image numérique est doublement construite, tout d’abord par son concepteur obligé à des manipulations théoriques, par son lecteur ensuite confronté à des illusions de matière qui s’affichent et qu’il ne peut plus lire qu’à travers cette convention qu’il accepte ou rejette : l’image numérique met sans cesse à l’épreuve la coopérativité lectorielle, la confiance primordiale que le spectateur accorde à tout message qu’on lui propose. Au sens le plus fort de l’expression, l’art est ici mimésis, imitation pleinement consciente d’elle-même. Mais il se situe aussi au-delà de la mimésis : de la conscience de l’imitation, il lui faut obligatoirement passer à sa conceptualisation, c’est-à-dire à la construction raisonnée de cette conscience.

La matière numérique est une matière-concept

Aussi, toute matière numérique arbore les concepts qui la fondent : elle est mémoire construite de la répétition et de la différenciation de toutes les matières invoquées. Même dans une simple saisie d’image au moyen d’un scanner, l’image résultante est passée au travers des filtres numériques qui la changent et des paramètres que son utilisateur se donne. La matière numérique est ainsi matière à une puissance supérieure, par là même, elle est critique de la matière, matière-pensée. En elle se concentrent toutes les matières auparavant répétées. La matière numérique est une matière autre. La matière numérique est une matière-concept.

L’image numérique est plus qu’une image

L’image numérique est toujours plus qu’une simple image.

L’art numérique est un art-concept

L’art numérique est un art-concept, non un art conceptuel qui s’envisage d’abord par le biais du discours qui le porte, mais un art reposant sur l’analyse conceptuelle des systèmes de signes qu’il propose comme objets. Ce qui ne veut bien entendu pas dire que l’art ne se pensait pas lui-même auparavant, mais ce qui signifie que l’art numérique refusant toute approche non formalisable ne laisse plus guère, dans la pensée qu’il construit de lui-même, de place à l’ineffable.

L’art numérique est un art du modèle

L’art numérique est un art du modèle au sens mathématique du terme. Pour parvenir à l’objectivation, il lui est d’abord indispensable d’en concevoir une abstraction formelle, d’où découleront toutes ses possibilités.

Tel est le sens du virtuel : une source d’objectivations possibles, un principe d’actualisations sans fin dont toutes sont conceptuellement inscrites dans un modèle.

L’importante différence toutefois qui sépare cette notion de sa traditionnelle acception philosophique est que, le modèle ici n’est pas idéel mais formel, calculable, opératoire : ce modèle doit pouvoir être décrit dans un langage formel externe à son objet propre. C’est ce principe qui comporte la tentation de régression à l’infini : un modèle peut toujours être pris comme concept par un métamodèle de niveau supérieur. Deux univers virtuels peuvent rester inaccessibles l’un à l’autre à moins qu’un modèle de niveau supérieur ne définisse leurs possibilités de relations. La carte n’est jamais le territoire, le modèle n’épuise jamais l’objet qu’il modélise comme le montrent exemplairement les Modèles mécaniques de Claude Cadoz et Jamel Nouiri, machines presque parfaites si ce n’est qu’elles ne pourront jamais être complètes - à moins de se matérialiser dans des machines réelles ce qui serait renoncer à leur finalité numérique.

L’art numérique repose ainsi toujours sur des opérations de sélection. S’il tend naturellement à la simulation, il porte aussi en lui le risque du simulacre, le renversement de l’idée même de modèle. Modéliser c’est conceptualiser une représentation finalisée d’un monde, donc - inévitablement - marquer une distance par rapport aux déjà là de ce monde. Les mondes de l’art numérique ne peuvent être que des abstractions de mondes car leur créateur n’est pas concepteur d’actualisations mais auteur de modèles. Aussi, dans les modèles du numérique, c’est ce créateur, qui parce qu’il traduit sa conception d’un monde, se modélise en partie lui-même. Il doit être capable de définir, de façon technique comment il conçoit à la fois son art, les moyens qu’il se donne pour l’atteindre, la position qu’il s’assigne et ses relations aux actualisations possibles. Malgré parfois des apparences d’identité de résultat, c’est ce qui sépare fondamentalement la musique concrète - ou la pratique contemporaine du sampling dans la musique techno - pour laquelle le compositeur prélève des fragments sensibles qu’il monte en vue d’une œuvre et la musique électro-acoustique où les sons se définissent plus que par des ensembles de paramètres ouverts à des calculs.

Génération

L’art numérique ouvre sur la répétition

Modèle et moule ont la même origine étymologique : ils sont la matérialisation de concepts d’objets destinés à leur production en série. Si, selon Gilles Deleuze, « la répétition se dit d’éléments qui sont réellement distincts et qui, pourtant, ont strictement le même concept » (Différence et répétition, p.26), la fonctionnalité de l’art numérique est, d’abord, d’ouvrir sur la répétition. Or, cette répétition est ici de l’ordre du concept, non de la surface ; car ce qui est en jeu c’est la distance entre surface et concept. Le créateur qui origine un concept d’œuvre ne peut maîtriser la totalité des paramètres qui conduiront à l’œuvre elle-même, il travaille sur une idée d’œuvre mais d’une œuvre qu’il ne veut justement pas réaliser directement parce que, ce qui l’intéresse, ce sont les rapports à ses concepts. Les représentations de l’art numérique exigent en effet de ne pas être fixes, faute de quoi elles ne sont plus que de pales imitations d’œuvres, au mieux supports d’archivage. Aussi la prévisibilité incontournable du modèle se heurte-t-elle à la nécessaire introduction d’un imprévisible. Sans cela, sans une dose paradoxale d’aléatoire, l’art numérique n’a guère de sens. Une œuvre numérique définitive et fixe comme une sérigraphie ou un monotype est contradictoire avec la matière même qu’elle travaille c’est-à-dire en partie le temps, en partie l’espace, en partie le système de signes lui-même. Dans cette optique, ce qui est le plus productif, ce n’est la répétition du même, mais celle de l’identique qui, sous les rappels de l’égalité, exemplifie l’inégalité.

L’art numérique joue le même et le différent

C’est au travers des variations dynamiques du même et du différent que l’art numérique agit sur l’esprit qui le perçoit. Dans les modèles du numérique temps et aléatoire occupent une place privilégiée. L’aléatoire, parce qu’il est à l’opposé de la modélisation formelle, est ainsi peut-être la manifestation la plus évidente du simulacre généré par le modèle. Dans ce cadre, le problème de la reproduction ne se pose donc plus puisque chaque instant de la production est, en soi, une re-production. Il ne peut y avoir de copies. Le multiple du numérique est un multiple du semblable sous la différence. Ce que le spectateur perçoit, c’est le rythme, la sémantisation du même et du différent.

Dès son origine, l’œuvre est conçue comme un ensemble ouvert, générique, de multiples dont chacun est pourtant un original. Les œuvres de Maurice Benayoun, par exemple, que ce soit Dieu est-il plat ?, Le diable est-il courbe ? ou Le tunnel sous l’Atlantique sont de cette nature : le spectateur y est mis en situation d’infinies répétitions événementielles où, pourtant, chaque micro-événement est toujours différent. Mieux encore, ces trois œuvres sont, à un certain niveau identiques - elles permettent un creusement dans la matière culturelle - et profondément différentes car c’est le rapport lui-même à cette matière qui, à chaque fois, est remis en jeu.

Cette nécessité de la variation trouve son exemplification dans la notion de génération : une œuvre générative est une œuvre qui, chaque fois, se re-produit identique et chaque fois, au niveau de son actualisation, s’affiche différente.

Les nombreuses créations de Mondes virtuels sont de ce type : un monde virtuel est en effet un monde qui simulant l’imprévisibilité de l’existence doit être capable de générer des situations nouvelles correspondantes à ces imprévus.

Les mises en scène de vies artificielles - quoique bâties sur des approches algorithmiques très différentes - sont aussi de cette nature : elles créent des œuvres qui évoluent et se modifient d’elles-mêmes sans autre intervention de leur créateur que la conception du modèle qui les sous-tendent. Les nombreuses Images Génétiques de Karl Sims (Particle Dreams, Genetic Images, Primordial Dance, Panspermia, etc.) ou l’installation Mutation de Yichiro Kawaguchi en sont de bons exemples.

Figure 4 : Primordial Dance (Karl Sims, 1991)

Figure 5 : Mutation (Yichiro Kawaguchi, 1992)

Toutes ces œuvres sont génératives en ce sens que leurs variations sont inépuisables. Il ne s’agit pas de combinatoire car, même si la combinatoire permet des nombres de variations de surface parfois en très grands nombres, il est en principe possible de reproduire chacune d’elles. Dans le cas des œuvres génératives, il est au contraire en principe impossible d’obtenir une seconde fois un état de surface identique. Contrairement à la combinatoire qui utilise des matériaux finis ou semi-finis, la générativité se définit donc comme le processus de matérialisation d’œuvres de surfaces à partir d’éléments conceptualisés de divers niveaux de données non-finies pilotées par un modèle central. La générativité pose ainsi de façon radicale la question de l’auteur ou, plus exactement, du rapport de l’auteur à l’œuvre, et bien entendu de l’œuvre à sa lecture puisque, dans la plupart des traditions, cette dernière est toujours lue à travers la personne de l’auteur lui-même.

Un roman génératif, par exemple, est un roman dont les pages ne sont écrites nulle part avant l’instant précis de leur matérialisation sur un espace donné qui peut être très divers : écran collectif / écran individuel, écran isolé / écran en réseau, etc. Le matériau que travaille l’écrivain est le dictionnaire, les règles de rhétorique, les règles de syntaxe, les représentations d’univers plus ou moins complexes dont l’ensemble constitue le modèle du roman à produire. Les pages écrites sont strictement dépendantes de ce matériau et pourtant, si l’œuvre est réellement générative, l’écrivain ne peut les prévoir dans leur matérialité de surface. Il en connaît la prévisibilité relative, il sait qu’elles sont susceptibles de parler de tel ou tel événement, de concerner tel ou tel personnage, mais ne peut en aucune manière dire sous quelle forme exacte vont se matérialiser ces possibles. Le roman génératif peut se produire indéfiniment lui-même en dehors de toute lecture ou, au contraire, ne produire des pages que dans le cadre d’une demande de lecture précise. Les pages qu’il engendre peuvent être conservées ou détruites suivant des stratégies diverses qui font partie intégrante de la conception même de l’œuvre. Un roman inachevé est ainsi programmé pour s’autodétruire dès lors qu’il aura affiché trois cent mille pages. Les lectures de ces pages sont donc très variées et différentes d’un lecteur à l’autre suivant le contexte dans lequel il a été mis en contact avec l’œuvre et notamment le moment de ce contact : il est impossible, même en réseau, - à moins qu’ils ne soient en même temps dans le même lieu devant le même écran - que deux lecteurs lisent la même page du roman. Un lecteur ne peut jamais, à moins qu’il n’ait eu les moyens de l’enregistrer, lire deux fois la même page. Deux lecteurs ne lisent jamais le même roman. Tout en participant à une œuvre commune, chaque lecteur est lecteur d’une œuvre unique.

Le dernier mot revient à l’œuvre numérique

Figure 6 : Une page de « An unfinished debate... » (Balpe, 1995)

Sur la même histoire, il y a ainsi autant de vues différentes que de lecteurs. Bien plus, dans un autre de mes romans génératifs, ROMANS (Roman), quatre générateurs s’échangent des informations et créent, par les lectures transversales qu’ils permettent, les romans de personnages que l’auteur lui-même n’avait ni prévu ni, au sens strict, programmé. Il y a un auteur : sans lui, ROMANS (Roman) n’aurait pas été possible, et c’est bien lui qui - selon l’expression de Pierre Lévy - définit un horizon de sens à l’œuvre, mais ce qui se déplace, c’est le rapport de l’auteur à l’œuvre. Non que dans les modalités classiques de création le hasard n’ait jamais eu son mot à dire, mais parce que jusqu’alors - ainsi que l’ont bien montré d’ailleurs les stratégies surréalistes de sélection - l’auteur avait toujours le dernier mot. Dans l’œuvre d’art numérique, c’est à l’œuvre que le dernier mot revient car, une fois ses manifestations mises en branle, l’auteur, à moins de modifier son modèle, se trouve en position de lecteur qui ne peut plus modifier le résultat en train de s’actualiser. Ce à quoi il assiste alors, c’est à quelque chose comme l’objectivation de sa visée idéelle de l’œuvre.

L’œuvre numérique est une œuvre de processus

L’œuvre d’art numérique est une œuvre de processus. Elle intègre le temps et le contexte comme composantes fondamentales de l’expression artistique. C’est une œuvre de flux devant laquelle le spectateur agit comme un capteur. A la conception fractale de l’œuvre d’art dont la figure emblématique est la structure, c’est-à-dire, la conception d’une forme esthétique comme reprises déterministes d’éléments fixes fortement architecturés, l’œuvre d’art numérique substitue le chaos dans son acception physique c’est-à-dire la possibilité permanent de divergences locales rendant totalement imprévisible le résultat définitif d’un processus complexe.

L’œuvre numérique affirme la tentation de l’infini

Ce que dit l’œuvre d’art numérique, c’est la tentation de l’infini : le processus ne devrait jamais devoir s’arrêter... Comme la vie...

Performativité

L’artiste numérique formalise des mondes

Il y a peut-être cette prétention démiurgique au fond de toute œuvre d’art numérique : simuler les processus vitaux. Pour contourner le vocabulaire religieux, Pierre Lévy parle d’ingénieurs de mondes : l’artiste numérique est celui qui formalise des mondes. Non pas parce que son imaginaire différent de celui de ses prédécesseurs est plus globalisant, mais parce que ce qu’il met en œuvre, ce sont des possibilités d’interactions dans des systèmes donnant parfois l’impression d’être autonomes. Mais est-ce si étonnant ? Si l’art numérique est celui de l’information de l’information et que la vie elle-même n’est d’ailleurs qu’information...

L’art numérique assume le risque de l’événement

Peut-être plus que la tentation de créer la vie, formule quelque peu prétentieuse dans sa vacuité, l’art numérique tend davantage à conceptualiser le couple du risque et du jeu. Fascination du temps réel : l’art numérique est un art, qui comme le dripping ou certaines formes d’abstraction lyrique, mais selon de toutes autres modalités, donc avec des résonances tout à fait différentes dans le triangle systémique de l’art, assume le risque de l’événement. Tout comme à la télévision, l’œuvre se produit un direct et c’est à cette production que le spectateur assiste. Mais le temps réel est celui de la réception, non celui de la production : c’est le temps du spectacle, non celui électronique des processus physiques.

L’art numérique est spectaculaire

Ce temps réel est celui que le spectateur est capable d’appréhender comme tel non la vitesse réelle de traitement physique des machines : la réalité de ce temps fait elle-même partie de la mise en scène. L’œuvre numérique tend au mouvement perpétuel dans lequel textes, musiques et images entre simulacre et simulation, se reconfigurent sans cesse : l’art numérique est avant tout spectaculaire.

L’œuvre numérique a le don d’ubiquité

Mais, parce qu’il peut s’actualiser en des lieux très divers, et sous des modalités variées de simultanéité, de proximité et de distance, c’est un spectaculaire sans scène. Le spectacle Jump cut / Faust - mise en scène de Marianne Weems par la compagnie américaine The builders association - est une excellent illustration de cela où dans un même espace, mais sur des écrans multiples, avec des modes de traitement variés, le spectacle est éclaté en scènes distinctes, mouvantes, aux modes de lecture divergentes invitant le spectateur a un zapping permanent, l’obligeant ainsi à remettre en cause cette centralité de point de vue qui, jusqu’à aujourd’hui encore, définit la lecture des œuvres. Le centre est ici partout et sur le réseau, la scène est le monde. Cette affirmation n’est pas une image : aujourd’hui, la même œuvre peut occuper simultanément, et sous des formes variées, tous les écrans de la planète. Un écran électronique n’étant lui-même rien d’autre que la peau visible d’une infinité d’autres écrans, l’œuvre numérique a, par nature, le don d’ubiquité. D’une certaine façon, elle vise ainsi à cerner son spectateur, à l’immerger dans une universalité créatrice où « l’observateur fait partie du simulacre lui-même » (Deleuze, Différence et répétition).

Comme chacun sait le degré d’attention est proportionnel au degré d’immersion, plus le spectateur est dans l’œuvre plus il est occupé de l’œuvre. Internet, par exemple, est un mode de communication tous-tous, chacun peut y occuper alternativement tous les rôles et le nombre très élevé de site de création montre le déplacement en cours : création et lecture tendent à s’interchanger, parfois à se confondre. Mettre en scène l’œuvre numérique est se poser cette question : comment l’œuvre doit-elle construire et intégrer son spectateur ?

L’œuvre numérique déborde sur le monde

Ce sont les questions fondamentales de l’interaction et de l’interactivité. L’œuvre numérique est avant tout un ensemble de variables mathématiques. Par là même, elle est accessible à n’importe quel autre ensemble de variables mathématiques qui lui sont homogènes. Ainsi deux œuvres peuvent interagir. Il suffit pour cela qu’une partie des variables qui les constituent l’une et l’autre soit cohérente. Leurs interactions construisent alors une œuvre nouvelle. Pour Trois mythologies et un poète aveugle, par exemple, la possibilité du spectacle dépendait uniquement de la capacité à faire communiquer, de façon sémantiquement cohérente, en choisissant les paramètres communs et leur niveau d’intervention, le générateur de musique modélisé par Jacopo Baboni-Schilingi et mon propre générateur de poèmes. Pour Barbe Bleue, la mise en commun des trois générateurs - musique, modélisée par Alexander Raskatov ; scénographie, modélisée par Michel Jaffrennou ; et textes - n’est guère plus complexe : il suffit de savoir à quel niveau et quand les générateurs s’échangent des informations sur leurs états respectifs ainsi que quels paramètres ils mobilisent à cette fin. Que cela change les modes traditionnels de coopération entre les auteurs est indéniable mais ce qui est plus intéressant c’est que l’œuvre numérique s’ouvre ainsi à un immense univers de collaborations permettant de lui intégrer - comme partie réellement prenante - quelques un des paramètres formalisables de ses contextes : l’œuvre numérique tend à absorber le monde dans lequel elle se produit. Ouverte à des calculs, construite sur des modèles, elle est spontanément disponible pour l’échange. Nombre d’œuvres sont ainsi bardées de capteurs qui influent sur leur comportement : lumière, température, bruits, présence de spectateurs, etc. Le choix n’est qu’une question de but et d’imagination. Dans Trois mythologies et un poète aveugle, encore, les instruments Midy, joués par des musiciens, intervenaient ainsi en direct dans l’échange d’interactions : alors même qu’ils la jouaient, l’œuvre numérique jouait ses interprètes.

L’œuvre numérique risque l’interaction

L’œuvre numérique peut aussi ignorer ses contextes, vivre ainsi sa vie toute seule. Mais d’une certaine façon, elle échoue alors dans l’un de ses buts premiers qui est de simuler le risque et le jeu. Elle se place alors sur le même plan que n’importe quelle autre approche performative. Car la question de l’interaction y est centrale.

L’œuvre numérique construit son spectateur

Pour les mêmes raisons, l’œuvre numérique a la capacité de construire un spectateur théorique, un spectateur qui fait partie d’elle-même. Ce n’est qu’une question de paramétrages : il suffit en effet pour cela d’introduire dans les variables de son modèle un modèle de spectateur. Bien entendu, là encore, la place du spectateur, ne serait-ce que par la réflexion sur la perspective ou la notion de mise en scène, a de tous temps était pensée par la création artistique - les mots disent n’importe quoi si l’on n’y prend pas garde -. Mais ici, modéliser un spectateur n’est en rien une position théorique, c’est une position concrète de formalisation car cela signifie très pratiquement sous la description de quels paramètres formels la présence de ce spectateur va être intégrée dans le modèle mathématique de l’œuvre. Souvent, par exemple, divers critiques m’ont demandé pourquoi mes romans génératifs n’étaient pas interactifs. Bonne question... Car ils le sont. Mais ils le sont de deux façons très précises. D’abord le générateur n’écrit jamais une page s’il n’y a pas de demande explicite, le spectateur est ainsi modélisé sous forme de facteur d’enclenchement et décide de son propre rythme de lecture ; ils le sont ensuite sous la forme d’une possibilité limitée de choix. Par exemple, dans mon roman policier Prière de meurtres, le lecteur peut décider à quel moment de l’action il situe son choix. Mais il le fait en aveugle. Il ignore en effet tout de la structure de ce roman, et ne dispose que d’une échelle de choix entre 1 et 10, ce qui est tout à fait arbitraire. A la rigueur peut-il décider de demander un début, une fin ou un milieu de roman, mais comme le générateur génère le récit seconde par seconde et suivant un grand nombre de points de vues, même cette maîtrise est une maîtrise fausse. L’interactivité construite est toujours une interactivité déceptive. Le générateur se joue de ce spectateur qu’il intègre pourtant dans ses paramètres ce qui, bien entendu, va à l’encontre de la notion attendue d’interactivité. Pour la plupart des critiques, en effet, l’interactivité est une capacité du spectateur à prendre en main la création de l’œuvre.

Rien n’est plus faux. L’interactivité est un jeu de chat et de la souris où l’auteur jouant avec son spectateur se donne le droit absolu de se moquer de lui. Le spectateur interactif n’est pas externe à l’œuvre mais, élément du modèle comme un autre, il est pensé et construit par elle. Toute autre interactivité est une interactivité alibi puisqu’elle laisse croire à son spectateur qu’il possède une maîtrise sur l’œuvre alors qu’il ne possède que la maîtrise que le concepteur du modèle veut bien lui déléguer. Même la réalité virtuelle est une réalité jouée. Si les simulateurs industriels - simulateur de conduite de char, simulateur de pilotage, etc.- s’efforcent à donner à leurs spectateurs une maîtrise maximale sur les processus, c’est justement parce qu’ils n’ont aucun désir artistique. Car c’est l’auteur qui dans ce cas s’efface pour ne laisser la place qu’à une relation objectale. La simulation est une affaire d’ingénieurs, leurs problématiques ne se situent jamais à l’intérieur du triangle systémique de l’art.

Expérimentation

La question qui se pose alors est celle, qui ne pourra être ici qu’esquissée, du pourquoi. Qu’est-ce qui se passe dans l’art numérique qui transforme les rapports établis de l’œuvre à sa consommation et pourquoi cette transformation ?

Cette question ouvre en effet au moins sur deux problématiques : celle de la relation entre l’œuvre et l’individu consommateur - son lecteur - et, celle de la relation entre l’œuvre et sa situation socio-économique.

L’œuvre numérique change sans cesse

A la première problématique, la réponse qui est généralement apportée est celle de l’œuvre ouverte, la référence faite le plus souvent est celle à l’ouvrage d’Umberto Eco. C’est passer un peu vite sur le fait que pour Eco, l’ouverture de l’œuvre ne passe que par une interprétation, en aucun cas par une modification de l’œuvre même. Dans l’approche de l’œuvre ouverte, l’œuvre est fixe et ses lectures, seules, sont ouvertes. L’œuvre numérique, elle, non seulement n’est pas fixe, mais elle admet, souvent même est construite pour, des changements constants. La tentation est alors grande de croire qu’il y a entre les changements de l’œuvre et ses lectures une relation différente. Pourtant, non seulement l’œuvre numérique n’est pas plus ouverte que l’œuvre non-numérique mais, de plus, par sa mobilité constante elle ne se prête guère à l’herméneutique. En effet, pour que l’œuvre numérique soit ouverte, il faudrait non seulement que son lecteur accède à sa surface mais qu’il puisse intervenir dans ce qui la fonde, son modèle numérique : une œuvre ouverte serait ainsi celle où le lecteur introduirait des paramètres non prévus dans le modèle du créateur. Il n’en est jamais ainsi. L’interactivité n’ouvre en aucune façon sur une modification profonde de l’œuvre mais uniquement sur des choix dans les indéterminations visibles et autorisées du modèle. Si les pas d’un danseur modifient la musique, si les mouvements des spectateurs modifient les projections d’une installation, c’est uniquement dans la mesure où le modèle de la musique inscrit les pas de ce danseur dans ses paramètres, que celui de l’installation intègre les déplacements, et que, à ce niveau, l’auteur a décidé de laisser une latitude de choix tout en déterminant ses bornes. Il n’existe aucun cas, car c’est théoriquement impossible, de modèle qui se modifierait lui-même en fonction de choix non-prévus d’un interacteur indéterminé. Contrairement à ce que l’on entend souvent affirmer, il n’y a pas de confusion des rôles : le lecteur ne devient pas auteur et il n’y a pas conception collective de l’œuvre. Lorsque cela se produit, il s’agit d’une toute autre approche comme dans les écritures collectives et le numérique n’occupe là aucun rôle spécifique ; au mieux s’agit-il alors de la mise à disposition d’un groupe d’auteurs d’un instrument d’écriture - en réseau par exemple. Cette position ne définit en rien une spécificité de l’art numérique.

L’herméneutique de l’œuvre numérique n’intervient qu’à son niveau technique

La position herméneutique elle-même est difficile à tenir car l’herméneutique implique l’échange, c’est-à-dire un élément fixe sur lequel le débat peut porter. Or, dans l’œuvre numérique, le seul corpus fixe est le modèle généralement inaccessible au spectateur un peu comme si pour débattre du sens d’un roman de Faulkner, ses lecteurs devaient discuter, non sur ses romans puisque ceux-ci différeraient d’un lecteur à l’autre, mais sur ses seules notes de travail. L’herméneutique de l’œuvre numérique n’est possible qu’à son niveau technique.

L’œuvre numérique est une œuvre de répétition

Par contre, l’œuvre numérique est une œuvre de répétition, ce qui ne veut pas dire qu’elle se répète, mais qu’elle est ouverte à la construction d’un différent au travers des reprises d’un même : « Si la répétition existe, dit Deleuze, elle exprime à la fois une singularité contre le général, une universalité contre le particulier, un remarquable contre l’ordinaire, une instantanéité contre la variation, une éternité contre la permanence. A tous égards, la répétition, c’est la transgression. » (Différence et répétition, p.9).

L’art numérique invite à l’expérimentation

Aussi, ce à quoi, dans ses reprises, ses différences et ses répétitions, invite l’art numérique, c’est à l’expérimentation. Non l’expérience telle que peut la définir un John Dewey, cette approche subjective globale et à peu près non analysable, mais l’expérimentation. Non l’expérience telle que peut la définir un John Dewey, approche subjective globale et à peu près non analysable, mais l’expérimentation, c’est-à-dire la capacité à faire à partir de l’observation de la répétition une épreuve sélective constructrice de liberté. Si l’œuvre numérique incite son spectateur à agir sur elle, ce n’est pas pour lui donner l’impression qu’il a le pouvoir, qu’il est l’autorité, l’auteur à la place de l’auteur, mais c’est parce que, à travers des variations produites sur la surface de ses productions par la répétition sur la surface de ses productions, s’offre la seule possibilité de pénétrer le système esthétique de l’œuvre, de saisir comment elle fonctionne et, dans ce cas particulier, comment elle se construit. Donc ce qu’elle signifie, sur quels problèmes elle ouvre, comment elle modifie les rapports de l’art et du monde.

Certaines formes d’art contemporain comme le pop art ou, par certains aspects, le nouveau réalisme ont pu donner une impression semblable - l’aspect de récupération de certaines œuvres de Rauschenberg, les provocations de Cage, les accumulations d’Arman, par exemple, en effaçant la technicité laissent croire à leurs spectateurs qu’ils avaient compris leur système et « seraient capables de faire la même chose » - mais leurs bases sont tout à fait différentes. Ayant réintroduit une technicité visible - un peu comme le coup de pinceau d’un Breughel ou d’un Cézanne -, l’art numérique ne cherche pas à ouvrir sur une illusion dérisoire de pratique, il ne dit jamais à son spectateur de se mettre en position de production, mais, par la mise en avant de l’expérimentation il l’invite à essayer de comprendre de l’intérieur la démarche conceptuelle qu’il a été amené à construire.

L’art numérique est un jeu

En ce sens, il est de l’ordre du jeu : le bon joueur est celui qui intériorise les règles, non celui qui conçoit de nouveaux jeux, il est celui qui s’est tellement imprégné des règles du jeu auquel il participe que ce jeu est devenu comme une part de lui-même. Mais le jeu est trop pragmatique : dans l’expérimentation qu’offre l’art numérique, rien à gagner sinon l’expérimentation pour elle-même, plus exactement la découverte intime du plaisir de l’expérimentation. Du jeu, l’art numérique ne conserve que l’investissement personnel actif, collectif et individuel.

L’esthétique de l’art numérique est celle de la science

Ce que dit l’art numérique, c’est bien sûr l’abandon de la représentation, mais aussi, et en même temps la prise en compte du vécu direct dans les manifestations de l’art. L’art ne se veut plus objet dont on ne capte que la représentation externe, mais processus à vivre dans une simulation des conditions mêmes du vécu. Le dynamisme de l’art numérique n’est en rien une multiplicité de représentations. Par l’expérimentation, il cherche à instaurer une approche scientifique des problèmes esthétiques : l’art numérique est l’art de la technique, non comme le design, art au service de la technique, mais art des modalités même de la démarche technique elle-même et pour elle-même. Deleuze encore : « Le savant ramène du chaos des variables scientifiques, l’artiste de la variété esthétique. » L’art numérique veut concilier les deux. Il se veut à la fois art de la technique et du savoir et ce que son créateur tente de modéliser, c’est, paradoxalement, ce qu’il n’a jamais vu. C’est certainement pour cela que son équilibre est si difficile à trouver.

Mémorisation

C’est en ce point où s’ouvre la deuxième problématique, socio-économique, qui interroge la place de l’art dans la société et notamment examine le rôle de sa conservation.

Si le plaisir esthétique est une expérience vécue au travers de la médiation d’un objet, alors, parce que cette expérience peut être indéfiniment renouvelée, la conservation de l’objet, que ce soit dans l’appropriation privée ou collective, est indispensable. Ce que, oblitérant un changement permanent des relations historiques à ce que l’on appelle aujourd’hui l’objet d’art, disent aujourd’hui les musées c’est, sans aucun doute, venez vivre devant les objets que nous conservons, dans les conditions que nous essayons de rendre optimales, les expériences esthétiques que tant d’autres, avant vous, ont vécu. L’expérience n’est pas transmissible, mais elle est reproductible. L’investissement marchand de l’œuvre ne se justifie pas autrement : l’objet est cher parce qu’il est unique et irremplaçable, l’expérience à laquelle il ouvre ne peut pas être faite autrement. Cet objet est ainsi économiquement intéressant parce que cette expérience, renouvelable par tout un chacun, est susceptible de produire des retours sur investissement. D’autant plus que, même si le rapport à l’original est incomparable, une expérience approchante peut être également vécue devant une bonne copie de l’objet comme en témoigne la multiplication de lieux fragiles virtuels - la grotte de Lascaux, par exemple. C’est sur ces bases que se justifie le commerce de l’art et que les banques enferment des œuvres dans leurs coffres.

L’art numérique complique quelque peu les règles de ce jeu.

L’œuvre numérique arrêtée est un objet quelconque

D’abord, ce qu’il propose c’est l’expérimentation, non l’expérience. La différence est considérable. Éminemment contextuelle, donc tournée vers l’installation et la performance, l’expérimentation ne peut se produire que dans le contexte même pour lequel elle a été prévue ; ce qui compte c’est le processus, non l’objet qui, un temps, porte la matérialisation de ce processus. Et de cela il ne reste rien. Il y a, bien sûr, toujours la possibilité de mémoriser la trace du processus, d’en prendre un cliché ou d’en faire un enregistrement, mais rien de plus déceptif car l’œuvre numérique arrêtée n’est plus qu’un objet quelconque relevant d’une toute autre approche esthétique : une bande vidéo, encore moins une photographie, du Messager de Catherine Ikam et Jean-Baptiste Barrière par exemple, ne peuvent en aucun cas rendre compte de la situation que crée l’interaction entre le spectateur, le visage du messager ainsi que des modifications de la musique avec les déplacements du spectateur : de tout ce qu’il expérimente. Ne peut donc rester que ce qui demeure dans la construction individuelle d’une mémoire critique.

L’art numérique n’a pas de valeur

Mais de plus, dans l’infinité des moments originaux de production, pour quelle raison conserver cette trace plutôt qu’une autre alors que le modèle numérique produit toujours de nouvelles actualisations ? Lors de l’exposition Les Immatériaux, en 1985, mon générateur de poème Renga a produit un peu plus de trente-six mille poèmes, tous conservés par le Centre Georges Pompidou, mais quel intérêt à partir du moment où une remise en route du programme est susceptible d’en produire une infinité d’autres ? Pourquoi le numéro trois-cent cinquante serait-il plus intéressant que le numéro quarante deux mille ? Pourquoi deux secondes du Tunnel sous l’Atlantique de Maurice Benayoun enregistrées le 12 octobre 1996 seraient-elles plus intéressantes que deux autres secondes produites en 1999 ? Où se situe la valeur réelle de telles traces ? Où se situe la valeur de l’art numérique ? L’art moderne avec les installations ou les emballages de Christo, par exemple, avait déjà ouvert cette problématique, mais, parce que, en fin de compte, il construisait des objets statiques dont pouvait être données des représentations arrêtées, elle restait relativement marginale : ce qui, dans ce cas, n’était pas reproductible, n’était que le contexte. Au pire un nouvel emballage pouvait toujours être réalisé. L’art numérique lui, donne une toute autre dimension au problème : on ne peut exposer une œuvre d’art numérique, il faut s’y immerger, naviguer, interagir, expérimenter ses processus dans les environnements prévus à cet effet.

Flux

Ainsi, sous nos yeux, l’œuvre d’art change de statut.

Après avoir été, plusieurs siècles durant et sur une grande part de la planète encore - dans ce que l’on pourrait appeler la « posture religieuse » - un médium de transcendance où l’objet n’a d’autre valeur que de faire signe pour et vers un au-delà invisible, après avoir occupé la « posture aristocratique » où l’œuvre signe l’importance hiérarchique de celui qui la commande, puis avoir conforté la « posture bourgeoise » où l’être se confond dans l’avoir et la valeur dans le stock, l’œuvre d’art, aujourd’hui, tend à prendre la posture « financière », celle du flux où l’œuvre n’a plus de valeur en tant que telle mais où cette valeur n’est que dans la captation, de préférence inépuisable, des déplacements incessants qu’elle provoque.

L’art numérique joue à la vie à la mort

L’œuvre numérique n’est plus dans l’objet mais dans les possibilités du processus que permettent les objets,l’avoir a moins d’importance que le saisir. Le produire n’est plus dans le reproduire mais dans le re-produire : aujourd’hui l’œuvre d’art numérique cherche à provoquer l’expérimentation d’événements toujours recommencés dont l’individu est seul à pouvoir conserver les traces. L’art numérique joue avec sa vie et sa mort.

Bibliographie :

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