Une écriture si technique

dimanche 23 janvier 2005.
 


Une écriture si technique...

Jean-Pierre BALPE

"La grande littérature est tout simplement du langage chargé de sens au plus haut degré possible."

Ezra Pound. A B C de la lecture.

"Ce pays est libre et sauvage, il pense qu’il est arrivé, mais là où il est, il n’y a rien, son avidité reste sans réponse. Il songe aux milliers d’hommes qui autrefois habitaient ces terres, aux longues listes de noms sur les petits monuments aux morts des villages. Sa perception du réel a l’accent du sentiment, son sentiment a la clairvoyance de la perception du réel. Il fait beau, seule une légère brume voile le bleu parfait du ciel où la lumière, blanche, n’est plus qu’une buée ; les friselis de l’air lui semblent comme des souffles. Le soleil tourne dans le ciel comme une meule à blé. Il est repris par ses rêves. De ses ancêtres, il connaît tout, ignore tout. Il y a longtemps qu’il a fait retour en arrière. Il peut passer des heures à lancer des pierres au chien infatigable. Il peut se répéter cent fois "je suis seul, je suis seul", cela tombe sur de la chair morte. Son temps lui est soudain si incertain... La végétation est pauvre et parcimonieuse. Il se promet de ne pas être dupe de toute cette beauté, de la force apaisante des lignes, il s’oblige à penser à la mort que cela représente aussi, mais, malgré lui, une tranquille plénitude le gagne. Il accuse l’ombre creuse des vallons doux. Sur sa droite, s’étale de la rocaille à vipères, dégarnie d’arbres. A l’orée des vallons l’air hésite. Il lui faut retenir son cœur. Peu de chemins mais une mousse élastique d’herbe qui permet d’aller partout. Ici, les rencontres se réduisent à peu de choses, parfois un chercheur de champignon silencieux, quelques oiseaux lointains, au détour d’un bosquet un écureuil fuyant sur une branche, un lapin de garenne affolé, forêts et rochers qui se taisent, buissons et roches. De petits nuages, par groupes de deux ou trois, passent dans le ciel du soir. Son oreille se tend dans le silence sur un vide en lui qui n’a aucun écho. Il mène partout des rêves d’enfants qui ne demandent qu’à devenir actifs. "

Ce texte est-il littéraire ? Que faut-il donc pour que celui-là -ou un autre- soit lu comme une œuvre, ou un fragment d’œuvre littéraire ? Quelle sont les conditions de la littérature ? Ce n’est pas son auteur que nul ne connaît, ni le contexte dans lequel il pourrait s’insérer car ce texte étant donné abruptement, hors de toute référence, son "réel" est absent : stricto sensu, ce texte ne parle de rien. Le "il" de son personnage ne réfère à personne, n’a aucune correspondance dans un quelconque réel pas plus que le pays décrit qui n’acquiert une apparence d’existence que par une accumulation approximative de mots : "rocaille, rochers, roches, vallons..." qui, s’ils peuvent être ici nommés, ne peuvent, en aucune façon, être clairement désignés.

Or les nommer plus précisément, céder à la tentation du nom propre, ne peut rien y changer. Que le "il" du texte devienne "Don Juan", ou même "Pierre Ménard", que, dans l’éternelle tentation du nom propre qui seule spécifie la pragmatique du monde, la terre, comme les villages, soit affublée d’un nom connu ou senti familier, que la couleur des roches -"grises, rouillées ou vert-lichen" vienne les préciser ne peut rien contre ce fait brut : le monde dont il parle n’est qu’un monde de mots. A la différence de l’histoire, des mémoires, des récits de voyages ou du journalisme dont les mots s’affirment en bijection avec des objets accessibles du monde, la littérature est le lieu du mensonge. Si les mondes dont elle parle sont des mondes "possibles" ce ne sont pas des mondes "vrais". Un texte littéraire est un texte portant en lui-même l’intégralité de son contexte ou, plus exactement, créant lui-même son contexte. Ainsi tout texte est clos sur lui-même, lisse, inaccessible aux prises externes : le monde vrai n’entre pas en lui.

En ce sens le texte n’existe que dans la connivence : ne pouvant être validé par le témoignage du monde, il n’a comme vérités que celles qu’une lecture veut bien lui accorder. Le monde du texte ne prend existence que parce que son lecteur l’accepte. A la différence de la biographie -mais non de l’autobiographie qui joue souvent de cette ambiguïté-, du reportage, du récit historique, dont chaque mot peut être mis en cause parce qu’il n’a de légitimité que s’il s’appuie sur les preuves irréfutables de témoignages multiples, les mots du texte littéraire sont irrécusables : ils n’ont pas à fournir d’autres preuves que celles qu’ils portent en eux-mêmes. Il fait beau, il aurait pu tout aussi bien pleuvoir, neiger, ou le tout à la fois. Les mots mettent à l’épreuve, parfois jusqu’à l’absurde d’un réel impossible, la coopérativité du lecteur. Car tout texte demande, à chaque lecture, une confiance aveugle et, parce que tout lecteur, à chaque fois, est un lecteur unique, le texte reste disponible, nu devant toute nouvelle lecture.

Crépuscule...

je n’ai plus même pitié de moi je vois des arbres nus j’attends que l’heure s’ajoute à l’heure routes qui s’éparpillent rumeur sourde des sèves montant dans les plantes rustiques arbres de vent buis

d’où vient ce silence dans le regard l’éclair froid des lézards l’obscurité légère l’heure se fondent dans la lumière et la rougeur des prés

vers quoi avançons-nous ?

Mensonges

l’heure se fond dans la lumière je te prends contre ma poitrine fumet d’amandes voix inconnue sur le pont du soleil nos regards embrassent leurs lointains temps de paroles je prolonge le souvenir du jour frissonne sans bouger le vent se lamente mes mots s’enferrent dans leurs mensonges les sons s’enroulent aux oreilles ombre aux aguets plus rien j’écoute hennir le vent et notre amour reste si étale

la réalité un jour nous rejoindra

Les mots de ces textes sont vides et s’enferment, "s’enferrent", "dans leurs mensonges". Quel est "ce jour" dont se prolonge le souvenir, quel est ce "pont du soleil" qui n’existe sur nulle route ? Seul le mécanisme de coopération qu’implique toute lecture permet d’adjoindre à l’illusion une réalité, celle dont le lecteur, seul, est porteur mais dont, sans le texte pourtant, il n’aurait su prendre conscience.

Le texte n’est qu’un médiateur : parce que l’homme vit dans un monde de mots, que ces mots mémorisent tous ses rapports au monde, il leur accorde un réel pouvoir sur l’existence. Les mots "ne peuvent pas" ne pas parler du monde et, même s’il n’a jamais rien entendu de tel, en "écoutant hennir le vent", il reconnaît comme un vent familier dont il avait oublié le souffle. Les mots du monde forment pour le lecteur son monde. Ainsi la réalité le rejoint. Mais cette réalité à laquelle il se joint n’est pas une réalité externe, détachée de lui, imposée par les possibles du monde, mais une réalité recomposée, reconstruite : sa réalité. La seule que permet la disponibilité signifiante des mots, de mots qui ne sont mots -c’est-à-dire davantage que des sons ou des images : des catalyseurs de sens- que parce que ce même lecteur ne les découvre pas mais les reconnaît, les extrait de ses réseaux de mémoire.

La construction du sens que permet la lecture se fait ainsi par une réintroduction, une invention d’un contexte : la totale disponibilité du texte, qui se donne comme littéraire, autorise en effet de multiples contextualisations. Ce "soleil" dont parle le texte, ce soleil fondamentalement inconnu ne trouve sa réalisation que dans l’abstraction de l’ensemble de tous les soleils vécus par le lecteur, il n’est pas celui partagé un moment par X et Y, il n’est pas ce soleil attesté par les annales météorologiques ou fixé sur telle ou telle photographie, il est un "mot-soleil", un soleil disponible, concept de soleil ouvert à toute appropriation, soleil capable, "comme une meule à blé", de tourner dans un ciel ou d’établir des ponts. Car dans l’ensemble des souvenirs vécus du lecteur -pour peu qu’il y soit favorable et accepte de "jouer le jeu"- meules, soleils et ponts virtuels s’éparpillent et s’entrelacent au souvenirs d’une existence toute construite d’impressions fugitives, de remémorations diverses, de situations fluctuantes, de tramages de faits qui par les fils du vécu enchaînent ces mots à des moments du monde. Entre deux situations, entre deux mots, n’importe quel lecteur a toujours la capacité -du moins s’il en accepte le pouvoir- de construire un chemin. Et, par nature, ce chemin n’est qu’à lui : toute lecture est solitaire qui pose son lecteur en sujet autonome...

A ce niveau, pour que fonctionne la lecture, il n’est besoin que de peu de choses : il suffit que les mensonges, les vides, les oublis du texte soient acceptés dans l’optique particulière d’une lecture polysémique, subjective, que le texte soit reçu comme totalement disponible aux mondes des lecteurs, et non comme lecture monosémique fermée sur la véracité juridique du témoignage. Chacun dans sa position, texte et lecture doivent ainsi jouer le jeu pour mettre en branle la machine à produire du sens. Le jeu de la lecture est dans l’acceptation, la disponibilité avide aux possibles d’un texte ; le jeu du texte dans le tissage des trames multiples où se greffent tous les possibles d’une lecture.

Complémentaires, texte et lecteur ont chacun, toujours, besoin de l’autre, le texte pour prendre vie en-dehors des mots, le lecteur pour pouvoir se lire.

Nul besoin d’auteur dans ce mouvement, le texte peut bien surgir de nulle part, il lui suffit d’exister comme texte, dans le monde des textes, d’y être reconnu comme tel. Une page d’annuaire, des mots pris au hasard, des fragments rassemblés de dialogues, des collages plus ou moins aléatoires peuvent fort bien jouer ce rôle. L’anonymat de l’auteur étant admis dès l’origine, nul n’a besoin de savoir quel est celui qui l’a écrit. Bible, contes folkloriques, romanceros ou "chanson de Roland" ; Pessoa peut signer plusieurs œuvres pourvu qu’il rende plusieurs auteurs crédibles, Shakespeare peut dissimuler un inconnu, Homère un vieil aveugle ou un aéropage de conteurs : la signature d’un auteur n’est qu’un indice, un mode particulier, parmi d’autres possibles, d’accréditation de contextes. Rien du réel des "auteurs", rien de leur vécu n’importe même si, paradoxalement, ce vécu, ou ce qui semble en être perçu, peut lui aussi s’inscrire comme un de ces contextes dans l’imaginaire des virtualités de lecture...

Car "l’être" que l’on désigne sous le terme générique d’auteur n’est autre qu’un technicien qui met en marche le mouvement du texte. Qu’importe donc les auteurs, qu’importe celui des textes ci-dessus...

Qu’importe, alors, que leur "auteur" soit un ordinateur ?

Donnés comme textes dans le monde des textes, ils y résistent comme tels ou n’y ont pas leur place. Mais cela, seules peuvent le dire, les lectures.

Sur ce plan donc, pourvu que ces textes fonctionnent, l’écrire informatique ne change rien au rapport d’un texte à ses lectures, l’écrire informatique n’est qu’une technique particulière, choisie, pour diverses raisons contingentes, parmi d’autres techniques plus ou moins artisanales. Et si l’écriture informatique n’avait pour seule fin que d’occuper la place habituelle des autres textes, il suffirait de conserver l’anonymat ou la fiction commode de la signature apocryphe : l’auteur inconnu d’un programme ignoré signerait l’écriture de textes qu’il n’a jamais écrits et dont il n’a conçu que l’essence. Plus que partout ailleurs, l’auteur serait une fiction du texte.

Ainsi maintenus dans leur espace conventionnel, ces textes, comme les autres seraient ouverts aux mêmes fonctions de lecture.

Paroles du silence, poème n°898

aux carrefours de l’horizon les arbres ne cessent de parler voilà de quoi est fait le chant symphonique de la mort chants d’oiseaux échos de notre amour plus rien n’arrête le regard la vie est là les regards s’entrechoquent dans l’air arbres menacés chants quel est ce silence j’entends vert tendre sur vert clair des voix nul ne sort et nul ne rentre ciel nuageux je regarde une fois encore le paysage trempe les mains dans l’Océan le monde est plein d’odeurs

Textes ouverts, au mêmes titres que les autres, aux fonctions de la lecture à condition toutefois qu’ils soient donnés dans un des contextes ordinaires du texte, l’imprimé, la lecture publique ou, plus exactement ce que cela dissimule, la parcimonie.

Car ce qui change, c’est l’intrusion du nombre.

Poème n°3.214, poème n° 453.212... Le multiple introduit dans la lecture comme un recul, une dérision. Impossible de publier, de lire la totalité des textes possibles d’un générateur : 10 15, 10 56, 10 x... ... Le nombre fait sens en lui-même qui exige des modes particuliers de médiation : affichages mobiles, défilements, mises en scène diverses... Ce qui change, en effet, c’est la multiplicité des textes que permet la technique. Texte inépuisable, le texte informatique perturbe son lecteur par l’affirmation ostentatoire d’un trop plein de mondes possibles. En ce sens il le déstabilise en mettant à nu le mensonge fondateur de la littérature auquel il est plus simple de croire : considérer généralement -même si cette fiction commode ne joue aucun rôle dans la lecture- qu’à l’origine de tout texte se trouve un écrivain. Que cet écrivain écrit. Et que, par l’intermédiaire d’un instrument quelconque, il n’aligne des mots définis que pour produire le sens particulier d’une expérience unique à transmettre dans toute l’intégrité de son originalité à un lecteur qui, par sa lecture, la fait sienne.

Mais il n’est pas besoin d’auteur, car il n’est besoin que de texte. La précision, le choix méticuleux des termes s’efface amplement devant leur subjectivité. A quoi sert de choisir minutieusement entre "voix inconnue sur le pont du soleil" et "voix oubliée sur le quai du soleil" si chacun de ces fragments de phrase n’a d’autre fonction que de mettre en branle les interprétations à chaque fois personnelles de chacun des lecteurs ? Le nombre rend, littéralement, la lecture impossible et révèle la richesse inépuisable des variations qui travaillent la subjectivité...

Mots 23.432 à 23.590 du texte n° 657

...Il se méfie du mot recueillement, donne la préférence à l’avenir. Corbeaux, buis, rocailles et trille de clarinette : vert-jaune. Il marche. Le rythme apparent du temps n’a pas changé, le chemin de sa mémoire est tortueux, le monde de son enfance tend à occuper l’espace vide. Il s’allonge, dos sur le sol rêche, s’abîme dans une longue contemplation du ciel, comme s’il voulait se fondre dans la glaise. Il entend siffler dans le vent les discours trop assurés : "paysage magnifique, surtout ne rien changer, protéger cela, tourisme sélectif, protection, conserver...", réfléchit que la mort fait déjà son œuvre. Il doute sérieusement de l’existence, tente de se prouver toujours qu’il est bien vrai, qu’il vit. Quelque chose doit se produire... Il rêve qu’il a toujours vécu en ces lieux. "Laissez-moi vous dire comment vous devez être aimés !" Frémissement des ombres : il entend la paix effroyable du paysage, coudoie constamment l’invisible, rêve encore que tout cela pourrait changer...

Infini dans son nombre, le texte généré l’est aussi dans l’espace.

Le texte informatique crée une forme nouvelle, sans incipit ni clôture, un texte qui, comme la parole, se déroule de son mouvement propre, un texte qui bouge, se déplace sous nos yeux, se fait et se défait : un texte panoramique. L’inverse d’une littérature commerciale qui, pour ne pas déstabiliser ses lecteurs, reproduit, presque à l’identique une infinité de livres interchangeables à la date près : romans... Ici, le texte ne se substitue qu’à lui-même, ou plutôt mue constamment, se change en tout moment en cet autre texte qu’il est également, toujours inscrit dans la nouveauté radicale d’un éternel "maintenant". Comme un chercheur de laboratoire, le lecteur, sans cesse, est confronté à une infinité de variations sous lesquelles, peu à peu, il est amené à ne lire que le concept qui les domine. La lecture en devient lecture de la lecture, lecture de sa subjectivité et non plus recherche de la subjectivité dans la lecture.

Isolé, un texte informatique se plie à la lecture ordinairement subjective ; inscrit dans le mouvement de ses générations un texte informatique introduit à une lecture de ses propres mécanismes de créativité, il place le sujet devant le désir personnel du faire.

C’est en quoi il dérange, car, au-dessus, il n’y a plus personne. Ne pouvant plus se protéger derrière l’alibi commode d’un auteur, le lecteur n’est plus renvoyé qu’à lui-même. Si ce texte lui parle, il aurait déjà dû l’écrire lui-même car, le lisant, c’est, partiellement, ce qu’il fait. La substitution de la machine-auteur à l’auteur-humain révèle brutalement le vide du sujet : celui-ci n’use de son langage pas mieux qu’une machine...

La littérature informatique se positionne radicalement en-dehors de l’idéologisme littéraire : ni inspiration, ni expérience originale, ni intention, ni génie... Elle refuse le refuge de ce "trop-plein" externe pour ne laisser son lecteur-sujet qu’en face de lui-même.

La littérature informatique ne s’intéresse qu’à ce qui fait le fondement même de la spécificité littéraire. Le texte informatique affronte le lecteur à la subjectivité de sa langue. Les mots qu’il lit n’ont pas cette puissance parce qu’émis par un inaccessible esprit supérieurement rassurant, ils n’ont cette puissance qu’à condition de puiser en soi la force de rejuger sa langue et de savoir choisir. Entre la lecture de textes informatiques et l’écriture, la distance s’est affaiblie, la littérature informatique, d’abord, se positionne comme une technique et c’est pourquoi elle affiche ses variations.

Futurs..., poème n°3521

la vie cueille des framboises sauvages la vie bourdonne odeur de mer l’amour fait son caprice équilibre instable du vent terrasses d’eau noire j’attends attends trempe mes mains dans l’Océan les regards embrassent les lointains le vent vers moi s’incline je devine la pâleur du jour plus pur que le jour même ciel fixe je ne regarde qu’au loin

Cette littérature se veut ainsi d’abord comme une littérarisation de la technique parce que, dans ses multiples et ses variations, ce qu’elle révèle avant tout ce sont ses possibles et ses changes. Même si ce n’est pas une nouveauté absolue dans l’histoire de la littérature où la tentation de la mise en scène de l’apareillage "technique" a toujours, au moins marginalement, existé, l’informatisation de sa technologie place la littérature sur une position plus radicale : l’immédiateté de la génération et son infinitude scènarisent les formalismes d’où sont issus les textes. Le concept opératoire d’auteur en est, lui-même, complètement redéfini, car ce qui importe, avant tout, c’est la mémoire "historique" des formes et leur déplacement. Pas de rupture, mais prolongement à l’excès. Le personnage que, faute de mieux, on ne peut qu’appeler "auteur" informatique ne prétend pas nier la tradition par une modernité radicale mais en cherche quelque chose comme une lecture neuve, ou du moins inouïe. Sa seule prétention est d’enrichir les possibilités des textes. La littérature informatique délaisse la fiction de la fiction pour ne s’intéresser prioritairement qu’à la formalisation de la production subjective du sens. Dans ce sens, elle ne s’intéresse qu’à l’infini de la littérature. Le texte inormatique refuse la caricature du figement, la dictature du temps, scénarise un fantasme d’éternité.

L’auteur ici, à l’évidence, ne conçoit pas les textes. Ce, qu’au mieux, il conçoit, ce sont des virtualités, quelque chose comme une vue schématique d’une littérature qui n’existe pas. Il planifie des conditions, des contraintes : des rouages. Le mot, pour lui, n’existe pas dans un rapport particulier à un réel donné, mais comme élément d’un dictionnaire possible ; le contexte ne fait pas référence au monde, mais aux contraintes de cohérence qu’imposent les lois perçues sous la lecture ; les citations sont des références mobiles du matériau de la mémoire ; la syntaxe est un arbre de choix ; le rythme un ensemble de variables plus ou moins mathématiques dont il ne perçoit l’effet qu’après coup : devant les textes générés par la machinerie de son imaginaire, il a toujours le rôle du lecteur critique.

Ainsi il tient vraiment le rôle du créateur.

Prenant des décisions abstraites, l’auteur "informatique" est un ingénieur du texte qui ne peut mesurer les fonctionnements de son ouvrage que lorsque l’ensemble de la machine est construit. Et ce qu’il donne à lire c’est à la fois le texte et son mode d’emploi. Comme devant toute technique dont l’usage tend toujours à permettre l’autonomie de l’usager : la lecture du texte informatique invite à intégrer le mode d’emploi, à faire du lecteur un auteur.

Ainsi, la littérature informatique ne se positionne pas contre "l’autre" littérature, ne se vit pas en rupture. Bien au contraire, elle est dans sa lignée profonde : amener les lecteurs, par une subjectivation opératoire de leur langage, à prendre en main leur monde.



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