Provocations-petites-à une certaine littérature

dimanche 23 janvier 2005.
 


Provocations - petites - à une certaine littérature...

Jean-Pierre BALPE

Plus je lis - et je lis beaucoup - et je lis trop... - et plus je suis convaincu que la littérature - même (et peut-être parce que... mais la relation plaisir-littérarité n’est pas une relation simple...) lorsqu’elle n’est pas désagréable à lire - est actuellement dans un cul-de-sac : depuis plus d’un siècle tout roman ressemble profondément à tout roman précédent... à trop peu de choses près - comme toutes les séries télévisées - et ne sont rien d’autre que des produits de clonage. Dans l’éternelle lutte du même et du différent qui caractérise la création artistique, le même est devenu d’essence alors que le différent n’est que d’existence. Ainsi le même - pas dans sa thématique puisqu’au contraire les seules variations possibles - variations de surface et non de formes - ne peuvent intervenir que dans la recherche de sujets les plus exotiques possibles, mais, conditionné par la totalité du dispositif qui le contraint - imprimerie, édition, diffusion, collections, promotion, etc. - dans la profondeur de son système. Toute forme littéraire s’épuise - et la poésie (terrain qui parce qu’il a depuis longtemps coupé les amarres qui le rattachaient au narratif est plus sensible qu’un autre aux glissements du dispositif) en est un excellent exemple qui, pour une grande part, s’est - comme le prouve d’abondance sa commercialisation - entièrement centrée du côté de l’émission. Il n’y a ainsi aucun exemple historique de pérennité absolue dans ces domaines ; le corpus codifié que l’on appelait poésie au quinzième siècle n’a que peu à voir avec celui indéfinissable et multiformes que l’on - la communauté de ses producteurs - accepte aujourd’hui d’appeler ainsi (de même l’oralité des performances n’a que peu à voir avec l’oralité des trouvères ou autres conteurs ou autres salons de lecture...). Toute forme littéraire s’épuise parce que dans l’ensemble des relations aux dispositifs qui fondent techno-socio-économiquement le littéraire et l’inscrivent dans des temps et des cultures, certains de ces liens vieillissent puis se nécrosent - il y a un cancer du culturel - une dégénérescence de ses cellules productives. Il y a donc actuellement - disons depuis cinquante ans - parce que dans le contexte culturel leurs rapports ont changé - à la fois dans la communauté des producteurs de littéraire et dans celle de ses récepteurs comme un besoin d’autre chose. A cause des transformations idéologiques, le génie - chaque jour - perd du terrain - cette perte est irréversible -facteur parmi d’autres, elle dérègle en profondeur la relation écrivain-lecteur, émetteur-récepteur, actif-passif qui, depuis le XVI éme siècle, caractérisait le littéraire et reste cependant un des pôles essentiels de son dispositif. Les bases de la relation ont changé, pour des raisons historiques même si elles coexistent - chacune sur son territoire - ou peu s’en faut -

Désormais - me semble-t-il - se proposent deux conceptions divergentes - et sur plus d’un points antagonistes - du littéraire considéré sous l’angle de sa production-réception :

-  producteur-consommateur - justification de la réalité économique de la littérature qui tient à bout de bras l’image archaïque du roman parce que ce dernier apparaît encore comme une valeur économique - et tentant de le justifier par une cohorte de prix tous plus insignifiants et répétitifs les uns que les autres - et s’efforçant de le maintenir par le verbiage d’émissions - audio ou vidéo - plus vaines les unes que les autres - et ne pouvant - pour cette raison - à cause de l’inadéquation totale de cette conception avec ce qu’est devenue la poésie ou le théâtre - ne plus maintenir que celle-là : une littérature qui se rêvant élitiste ne parvient qu’à être économiquement sélective et, pour cela, tend à la schizophrénie... La consommation y rejoint bien souvent la contemplation - avec ses mêmes effets mystiques - et ses mêmes comportements religieux...

-  créateur-créateur : où le lecteur ne se veut plus dans une posture de contemplation mais dans une action de participation - lire c’est écrire - écrire c’est lire - intertextualités déclarées ou clandestines, changes, échanges, mélanges... Dans cette approche, très active pour tout ce qui est - aujourd’hui - étiqueté poésie, nouvelle, texte - comme en témoignent - avec cependant beaucoup d’incohérences dans leurs attendus et leurs stratégies - la parturition effrénée des petites revues - la littérature n’est pas donnée pour être elle-même - une fin en soi - mais pour déboucher sur d’autres productions littéraires - la lecture est un terrain d’expérimentation de l’écriture : le produit littérature s’efface devant l’effet littérature. Lecture et écriture sont différentes modalités - non oppositives - complémentaires - de liaison au sein d’un unique réseau d’échange de textes. La littérature sort du littéraire pour se répandre vers toutes les modalités d’expression possibles. Il y a toujours des créateurs de littérature, mais ceux-ci se multiplient - n’occupent une position officielle d’écrivain que temporairement - et s’inscrivent dans une collectivité dont les échanges produisent l’effet littéraire.

Entre ces deux positions - extrêmes ? - quantités de variations - qu’il serait facile de repérer ici ou là - mais le mouvement de la première vers la seconde - parce qu’il correspond à une évolution culturelle globale - me semble irréversible... Dans la petite frange de la population concernée par le littéraire, il y a glissement insensible - mouvement perceptible d’ailleurs - de façons différentes - spécifiques aux médias utilisés - dans tous les modes d’expression artistique (rap, musique techno, ateliers d’écriture, œuvres collectives, installations, etc.) - d’un écrit fait par un pour tous à un écrit - fait par tous - pour tous... Ça pose quelques problèmes... Comme toute transformation culturelle... Mais les problèmes sont le terreau du bouillonnement créatif - même si les institutions - éditeurs, ministères, critiques...- y perdent leurs repères (qui primer, qui subventionner, qui vendre, qui décorer ?... qu’analyser et qu’enseigner ?...) Or ces problèmes sont la chance de la littérature. En attendant que tout l’ensemble des dispositifs se stabilisent et trouvent à leur tour leurs modes de visibilités, la plupart des notions de valeur - même si certains écrivains sont plus doués pour faire lire alors que d’autres le sont davantage pour faire écrire - en sont quelque peu secouées. Mais cette différence de valeur n’est plus opératoire de la même façon que dans la position antérieure - tourné vers l’incitation le texte est là pour donner à écrire, il est une ouverture - une ébauche - un point de départ - alors que tourné vers la contemplation il était en soi sa propre fin - sacré, intouchable, authentifié par les multiples instances d’authentification installées au cœur du dispositif. Cette modification de l’approche du littéraire n’est - bien entendu - ni une décision volontaire d’un génie créateur, ni d’un acteur conscient du dispositif mais - comme toujours dans les changements culturels - et pour le dire un peu vite - le produit évolutif des forces à l’œuvre sur ce terrain : société - individu - technique. Il y a en effet une tendance générale à la compétition et - de façon non contradictoire mais au contraire complémentaire - à la coopération : l’individu - affirmation désormais primordiale face au collectif - position qui n’a jamais été tenue dans l’histoire des sociétés de cette façon - ne s’impose en tant que tel que dans une prise en compte de sa spécificité et donc de celle de tous les autres : je suis parce que je pense que les autres sont et pensent que je suis... L’art - lieu d’affirmation par excellence de cette tension monde - sujet - technique - et la littérature n’est là qu’une modalité technique particulière - ne peut donc qu’en être le terrain d’expression privilégié. Par ailleurs, les modes de communication - jusque là - ne permettaient que des échanges de type un-un - dialogue - ou un-tous - mass media. L’évolution technologique - inséparable de l’évolution idéologico-culturelle - propose désormais un média tous-tous : la mise en réseau. Le mouvement du littéraire ne peut donc que trouver là le mode technique d’expression adéquat au changement de ses finalités, un médium inscrit dans le dispositif et qui ôte les dernières barrières - techniques - qui - comme le montrent des tentatives artisanales restreintes par les techniques disponibles - freinaient le mouvement amorcé. Désormais, la littérature peut être, une littérature tous-tous. Le réseau Internet est - naturellement - son lieu d’expression. La littérature qui peut - qui commence - à apparaître sur Internet est en effet de cette nature : ses effets rhétoriques s’établissent sur les possibilités techniques du réseau : interactivité, collectivité, échange temps-réel, flux, générativité, dynamisme, mobilité, etc... tous paradigmes qui lui étaient jusque là interdits - que la définition qu’elle s’était donnée lui interdisait d’imaginer - que la technique ne lui permettait pas de concevoir - une littérature autre - radicalement - pour cela passionnante - remettant en cause l’ensemble des composantes du dispositif opérant auparavant... Avec bien sûr - comme toujours - des archaïsmes : mettre sur son site Internet ses poèmes à lire est - en grande partie - mais en partie seulement (car se renforce là, quand même, et malgré tout, entre autres choses, l’affirmation de l’indifférenciation des créateurs) - utiliser ce média nouveau dans une perspective ancienne. Pas le temps d’en parler - ni celui d’analyser les stratégies diverses et les pratiques - parfois créatrices - de ce type de propositions... Car - même si elles contribuent à un déplacement des caractéristiques du dispositif antérieur - elles ne représentent pas l’essentiel. L’essentiel consiste en ce que l’on peut désigner du terme général - souvent mal compris et mal utilisé - d’interactivité - la capacité d’interagir par l’intermédiaire d’un médium. La littérature tous-tous est une littérature interactive - non pas au sens souvent élémentaire que l’on donne à ce terme - une capacité limitée de choix dans un ensemble littéraire prédéterminé (Les livres dont vous êtes le héros ou autres scénarios prétendus interactifs) - c’est-à-dire une littérature qui ne prend sens et existence - qui n’a d’autre raison d’être...- à un moment donné que pour un lecteur particulier et qui l’oblige à s’inscrire comme réacteur dans le dispositif de l’écriture. Bien entendu, l’exemple le plus évident de ce type d’approche littéraire est la littérature collective, qu’elle prenne des formes naïves - perturbées par le dispositif antérieur qui essaie de se maintenir - prolongements d’écriture de Patrick Grainville et France-Loisirs, ou autres...- ou - plus ou - moins naïves - romans collectifs - l’ex. Marco Polo ou Non (Luce Boutigny)...-, romans (récits, textes ?...) foisonnants en réseau et infinis comme les divers MOOs ou autres MUDs très vivants de l’autre côté non virtuel de l’Atlantique. Là, en effet - d’évidence - ce qui importe est moins le résultat - le texte d’aboutissement - que le processus - la mise en texte : publier un MUD n’a - comme le nom générique l’indique de façon provocante - aucune raison d’être. Toute proposition littéraire devient - dans cette nouvelle culture du littéraire - une proposition expérimentale - mais pas au sens que l’on donne habituellement à l’expression littérature expérimentale - littérature faite par un pour quelque avant-garde (caricature de la littérature dans sa fonction un-tous...) - une littérature qui se donne à lire comme le moment d’une proposition dans un ensemble ouvert - virtuel - virtuel ET ouvert - de propositions invitant son lecteur à la fois à participer à l’expérience et à imaginer des déviations de l’expérience. Un texte génératif - par exemple - n’a pas de sens en tant que texte - il n’est que la concrétisation contextualisée d’une potentialités infinie de textes - à la fois différents et identiques : devant cette production son lecteur est mis dans une position - jusque là inédite - originale. Imaginons : un lecteur X lit sur le réseau un roman qui ne serait QUE génératif - c’est-à-dire n’utiliserait aucune autre des possibilités offertes par le dispositif d’ensemble - et ce roman lui plaît - bien que cette approche de la valeur n’ait pas encore été - et ne le sera pas ici - dans l’analyse des constituants du dispositif littéraire tous-tous - au point qu’il souhaite en faire une impression (reliée pour faire bonne mesure et bien affirmer la fixation définitive du texte). Le lendemain, il revient sur le réseau et relit le roman - ou un fragment - s’aperçoit qu’il préfère certains passages de ce fragment - en demande une autre impression - etc... Bien vite ce jeu atteint ses limites : le flux de texte - une littérature de flux - ne peut être figé que temporairement - pour des raisons pratiques - et ce figement se dénonce lui-même bien vite. Se dénonçant, il dénonce la conception du littéraire qui lui est sous-jacente et, dans le même temps, oblige à ne voir ce texte que comme - parmi d’autres - un texte possible, à voir le métatexte - percevoir sous le texte son modèle - son imaginaire de texte - à imaginer un autre imaginaire de texte - une autre lecture individuelle - collective - à entrer dans le processus même de l’écriture. Mais il n’y a aucune raison que - sur le réseau - un texte ne soit que génératif : il peut être aussi interactif - au sens vulgaire - et/ou dynamique et/ou collectif et/ou hypertextuel - se rattacher à d’autres textes - et/ou intertextuel - emprunter des éléments à d’autres textes ou à d’autres nébuleuses de textes - etc... et se donner - sur tous ces points - des stratégies rhétoriques - plus ou moins complexes - plus ou moins affirmées - ou contrariées... Jouer au chat de l’écriture avec la souris de sa lecture. Il faut s’y résigner - ou pas - mais c’est un autre problème - comme le montrent d’ailleurs les stratégies des cyberéditeurs - c’est désormais là où les technologies de l’information jouent la littérature - c’est là aussi où se rejoue collectivement la littérature - à la fois même - dans son rôle de littérature - et - dans ses modalités - totalement différente.

Jean-Pierre BALPE

Note : de nombreux sites littéraires existent sur Internet, trop nombreux pour être tous cités et tous analysés d’autant qu’ils présentent souvent des intérêts différents par rapport à la problématique présentée ici. Le mieux est donc que le lecteur aille voir par lui-même. Comme toujours sur Internet, il lui suffit d’un point d’entrée quelconque et d’une vraie curiosité... Pour le reste...



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