Interactions artistiques numériques

lundi 24 janvier 2005.
 


Interactions artistiques numériques

Jean-Pierre BALPE

Université Paris 8 Département Hypermédia

Université Paris 8 2, rue de la Liberté 93526 - Saint-Denis CEDEX

Résumé : Interaction et interactivité mettant en jeu simultanément divers média aux temporalités et aux sémantiques différentes posent quelques problèmes intéressants différents suivant que ces interactions et interactivités impliquent ou non de la génération automatique ou qu’ils interviennent en temps réel devant un public ou non. Il ne s’agit ici que de montrer quelques exemples de problématiques et de solutions.

0. Préliminaire

Permettez-moi tout d’abord de rappeler que je ne suis pas musicien et que, si j’interviens dans votre colloque, ce n’est qu’au titre de collaborateur de musiciens. Olaf Zackman, Jacopo Baboni-Schilingi ou Alexander Raskatov, seuls, auraient pu vous répondre vraiment sur le plan musical et ce que je sais de leur travail reste à ce niveau assez élémentaire. Ne m’enjoignez pas d’être leur porte-parole, j’en suis incapable... Je vous demanderai donc d’avoir l’amabilité de venir sur mon territoire plutôt que d’essayer de m’entraîner sur le vôtre.

1. Interactions - interactivités

1.1. Définitions préliminaires

1.1.1. Problématique d’ensemble

Il y a dans les notions pourtant devenues populaires car largement médiatisées, un certain nombre de confusions qui gênent la pensée et interdisent de voir correctement comment les problèmes actuels de créations artistiques numérique se posent à la fois sur le plan théorique et sur le plan pratique. De cet ordre sont les notions d’interactivité et de générativité, qui, semblant claires et comprises, sont pourtant sources d’un grand nombre de malentendus et ceci dans le mesure notamment où ces termes sont du ressort du sens commun comme le montre par exemple [Lévy, 1997]. Je propose donc, en préliminaire, de les réexaminer quelque peu.

Tout système de traitement numérique peut être décrit de la façon suivante : une interface de saisie de données, un moteur de traitement des données et une interface de perceptibilité. Le moteur de traitement est composé de mémoires, de circuits électroniques et d’algorithmes. L’interface de saisie de données peut revêtir les formes les plus diverses depuis le clavier jusqu’à des capteurs de paramètres météorologiques. L’interface de perceptibilité - celle ou celles qui permettent au percepteur de percevoir les signaux émis en sortie par le moteur - peut également être très variable, depuis l’écran jusqu’au corps humain comme dans le cas des performances d’un Stelarc par exemple. Ceci posé, les relations entre interface de saisie et interface de perceptibilité peuvent être de deux ordres : chacune des deux est totalement hétérogène à l’autre, les deux sont homogènes. Dans un cas nous avons par exemple le clavier et l’affichage des résultats sur l’écran, dans l’autre nous avons par exemple l’écran tactile. Le moteur reçoit en entrée les données numérisées de l’interface de saisie, les transforme et les traduit en sortie en signaux divers qui peuvent aller de l’image au son en passant par des émissions d’odeur - comme dans l’odorama - ou par un mixte d’un certain nombre de possibles comme, par exemple, dans le cas d’un spectacle en temps réel.

Il y a donc, toujours, trois problèmes différents qui interfèrent : un problème de captation, un problème de traitement et un problème de présentation. Chacun d’entre eux, même s’ils sont finalement liés, avec des contraintes et des possibilités différentes. Il est ainsi très différent de produire un scénario interactif comme Shangaï-Paris (INA, CCETT, 1985), un spectacle numérique génératif comme Trois mythologies et un poète aveugle (IRCAM, Biennale des poètes en val de Marne, 1997) ou RAS : syntax error (en préparation), ou un opéra numérique comme Barbe-Bleue (Balpe, Raskatov, Jaffrennou, 1998) car les modes de saisie, les modes de traitement et ceux de perceptibilité diffèrent dans chacun des cas.

1.1.2. Interact... ion / ivité

Il est, sur cette base, désormais possible de donner quelques définitions plus claires :

-  il y a interactivité lorsque un utilisateur quelconque - et quelles qu’en soient les modalités - influent sur les interfaces de saisie. Les problèmes qui se posent alors sont ceux des relations entre l’influence sur les données captées et les traitements que leur feront subir le moteur de traitement.

-  il y a interaction lorsque divers moteurs de traitement échangent leurs données. Les problèmes qui se posent alors sont ceux des correspondances entre moteurs.

-  la générativité, elle ne concerne que le moteur de traitement. Elle consiste dans la production de données non préalablement mémorisées sous une forme ou une autre. La générativité suppose donc la transformation active des données présentes en mémoire.

Ces trois possibilités sont indépendantes. Chacune d’entre elle peut donner le jour à des installations différentes. Il peut y avoir ainsi des productions interactives comme le sont la plupart des CD-ROMs, des productions en interactions comme, par exemple, dans certains systèmes de robotique ou des productions génératives. Mais elles peuvent aussi - et c’est ce qui se produit souvent - être implémentées de façons complémentaires :

Shangaï-Paris est interactif et, partiellement, génératif

Trois mythologies et un poète aveugle et Barbe Bleue sont à la fois interactif, en interactions musique-texte et génératif, comme le sera d’ailleurs RAS : syntax error. Ce qui distingue radicalement ces trois programmes, n’est alors que les relations aux interfaces de saisie et de perceptibilité.

1.2. Sémantiques

Le système ainsi décrit est un système à trois opérateurs indispensables et non obligatoirement indépendants - interface de saisie, moteur de traitement, interface de perceptibilité - et à trois modalités - interaction, interactivité, générativité - éventuellement combinatoires. Je n’insisterai pas ici sur la richesse de ces possibilités dont la création artistique contemporaine s’occupe activement. Je n’en donnerai même pas des exemples, ceux-ci risquant de m’entraîner trop loin de mon propos. Ce qui m’occupera plus précisément est l’approche sémantique.

La problématique peut être posée ainsi de façon naïve : que signifie pour un percepteur d’agir avec un gant de données sur un environnement sonore et de se promener dans un parcours sonore interactif ou : que signifie pour un percepteur d’agir sur un piano virtuel et de produire des sons de trombone ? Cette approche naïve permet de comprendre que ces ensembles de possibilités impliquent toujours une mise en scène des composantes et que c’est l’ensemble de cette mise en scène qui est reçue par le percepteur et à travers laquelle un sens se constitue ou non.

De façon moins naïve, la problématique se définit en ces termes : si l’on dispose d’un ensemble de données d’entrée dans un système, que ces données sont susceptibles d’être mises en relations avec d’autres données internes au système, et que ces données elles-mêmes peuvent être de nature hétérogènes, comment définir les interactions entre données de façon à ce que leur mise en perceptibilité possède une cohérence perçue comme sémantique par un percepteur x... Autrement dit, si l’on capte, par exemple, des événements météorologiques et que le moteur de traitement traite des données musicales, comment les données météorologiques peuvent-elles être mises en relation avec ces données musicales et quels affichages ces mises en relation et leurs traitements doivent-elles produire ?

2. Exemples

2.1. Shangaï-Paris

Dans certains cas, cette problématique ne semble pas se poser parce que la solution semble aller de soi, soit parce que sa sémantique est naturelle, soit parce que la réponse s’appuie sur une tradition culturelle bien établie. C’est le cas des relations fiction-musique dans Shangaï-Paris.

Pour mémoire, Shangaï-Paris est un des tous premiers scénarios interactifs réalisés. Il a été produit en 1985 (ou 1986, ma mémoire flanche et je n’ai plus de documents...) par l’INA et le CCETT et diffusé à quatre ou cinq reprises par Canal +. Pour l’essentiel, il s’agit d’un récit empruntant un parcours de graphes avec circuits. Ses possibilités de parcours sont 10 15, le plus court pouvant durer environ quatre-vingt dix minutes, le plus long plus de trois heures. Il n’était donc question ni d’écrire autant de parcours différents, ni de créer une musique originale pour tous ces parcours possibles dont la plupart, d’ailleurs, n’ont jamais existé autrement que dans la virtualité de la machine et sont donc restés à l’état de données non actualisées.

Le problème posé dans ce cas était le suivant : étant donné un ensemble de parcours dépendant de deux critères :

1. les choix des percepteurs (ou des téléspectateurs dans le cas de la diffusion par Canal +)

2. une combinatoire contrôlée de séquences

3. une combinatoire aléatoire de séquences

comment assurer une cohérence à la fois dialogique et musicale de la fiction perçue par ses percepteurs ?

La solution d’Olaf Zackman a été de proposer un ensemble de fragments musicaux correspondant à la longueur de la séquence minimale, pouvant revenir en boucle et sémantiquement attachées à diverses caractéristiques sémantiques des modules combinatoires. A l’audition on en perçoit vite l’aspect rudimentaire.

schéma 1 : correspondance fiction-musique

Si par exemple le module A représentait une scène de dialogue entre les deux personnages principaux, la musique est absente ; si elle représente l’intérieur d’une prison, la musique est présente, mais si cette prison est dans l’ancienne URSS, la musique est de type russe ; si la prison est en Chine, la musique est de type chinoise.

On voit bien ici que ce qui a été mis en place, même si c’est rudimentaire, est la construction d’une grille sémantique dominant les contenus réels des fragments de fiction et que c’est à partir de cette grille que se construisent les perceptibilités finales.

Existent trois types de module :

-  dialogues : ni bruitage, ni musique
-  bruits : bruitages seuls
-  musicaux

Ces derniers seuls doivent tenir compte des autres paramètres sémantiques qui définissent la grille d’ensemble : la localisation géographique divisée en six zones principales dépendant des lieux que le parcours du scénario rend plausible : Chine, URSS, Inde, Tibet, Europe Centrale, Europe.

2.2. Trois Mythologies et un poète aveugle

Les temps ont changé. Ce qui apparaissait comme un exploit technique en 1985 est devenu dérisoire en quelques années. Peut-être aussi - certainement même - ma perception artistique a-t-elle évolué. De plus, d’autres éléments, comme la générativité ont pris de l’importance. Quoi qu’il en soit, la problématique, en dix ans, a grandement évolué. Lorsqu’en 1996, à la demande de la Biennale Internationale des Poètes en Val-de-Marne, nous avons Jacopo Baboni-Schilingi (alors compositeur en recherche à l’IRCAM) et moi-même, décidé de réaliser un spectacle poétique, nous sommes tous de suite partis sur les contraintes maximales : ce spectacle devait être interactif, génératif et il devait mettre en scène des interactions.

La mise-en-scène technique est la suivante :

Schéma 2 : mise-en-scène technique de Trois Mythologies et un poète aveugle

2.2.1. Dispositif général

Le dispositif central est celui du générateur de textes. Le propos est d’affronter quatre poètes : Jean-Pierre BALPE, Henri DELUY, Joseph GUGLIELMI et un poète virtuel, le poète aveugle, à des lectures publiques de textes dont ils pourraient avoir été les auteurs mais qui ont été générés en temps réel par l’ordinateur : leur interactivité, bien que réelle, reste donc extérieure au système numérique. Autour de ce propos central, la musique. Elle est représentée de trois façons différentes :

-  le générateur musical qui doit sans cesse dialoguer avec le générateur de texte
-  le pianiste et la percussionniste dont les interprétations, par le biais des instruments MIDI interagissent avec le générateur de musique.
-  la soprano qui doit chanter des textes en rapport avec ceux générés par le générateur de texte sans, pour autant, avoir la possibilité ni d’improviser en temps réel, ni d’influer sur le générateur de musique.

Chacun des personnages vivants du spectacle dispose d’une sortie informatique sur laquelle il peut suivre les ordres du système. Par exemple, le pianiste est averti de ce qu’il va avoir à interpréter même si, son interprétation peut être mobile dans diverses soirées successives.

Chacune de ces situations appelle des réponses techniques différentes :

-  le générateur musical et le générateur textuel sont en interaction permanente
-  les interprétations des instrumentistes influent, à des places spécifiées du spectacle, sur certains des paramètres locaux du générateur musical
-  la soprano intervient à des places spécifiées de la soirée.

Bien entendu la solution possible de l’aléatoire avait été écartée d’emblée. Ne restait donc plus qu’à installer un système de cohérence. Le choix a été celui d’un métalangage, c’est-à-dire d’un langage suffisamment abstrait pour permettre une véritable générativité de la soirée et suffisamment syntaxisé et sémantisé pour construire une cohérence. Comme dans tous les systèmes techniques complexes, je ne peux, dans le cadre d’un article vous décrire la totalité du sémantisme. Je me contenterai de vous en donner quelques aperçus en espérant que vous accepterez de vous en satisfaire.

2.2.2. Construction linéaire

Un double jeu de correspondance sémantiques a été mis en œuvre :

1. Chaque poète dispose d’un dictionnaire de six possibles. Ainsi, le poète aveugle ou Henri Deluy disposent-ils, chacun, de six modalités génératives distinctes et marquées, par exemple PA1, PA2, PA3, etc... et HD1, HD2, HD3, etc... Chacune de ces modalités définit un champ sémantique déterminé. Par exemple, HD2 est caractérisé par le lyrisme, HD3 par la description paysagère. Chacune de ses modalités possède ses caractéristiques musicales : HD2 synthèse et intervention de la soprano, HD3 synthèse. Dans le cadre d’une soirée, la progression est définie par une entrée fixe, une sortie fixe. Par contre, les événement successifs peuvent se recombiner en fonction de quelques règles de combinatoire dépendant à la fois des textes et de la musique. Une séquence de la soirée peut ainsi être PA1 + HD2 + HD3 + PA2 + JG2 + JPB 1 + etc... Dans une soirée, toutes les possibilités doivent être épuisées, et chacune d’entre elle ne peut intervenir qu’une fois. Ainsi, une séquence HD2 + HD2 est interdite. Quelques événements-pivots, c’est-à-dire dont la place est fixée dans le déroulement caractérisent les interventions des instrumentistes.

Les événements qui interviennent sont en plus les suivants :

-  instrumentiste(s) seul(s)
-  affichage du texte seul
-  affichage du texte et musique
-  lecture à une voix du texte seule
-  lecture synthétique du texte
-  lecture à plusieurs voix
-  lecture du texte et musique
-  intervention de la soprano

Ceci permet une combinatoire très riche et très souple modifiable soit de façon externe avant le spectacle (par exemple interdiction des textes érotiques pour le spectacle scolaire) ou, en temps réel, durant le spectacle. Par exemple une synthèse de musique peut débuter sur un début de génération, se poursuivre pendant la lecture du texte et se transformer durant la génération suivante ; la soprano peut commencer un chant pendant une génération, s’arrêter pour laisser la place à une lecture sans musique ou, au contraire, voir sa voix reprise et prolongée par la synthèse pendant la lecture...

2.2.3. Métalangage

Cet ensemble définit les articulations linéaires probables du spectacle et garantit une progression possible par le jeu des reprises, des rythmes et des variations. Il ne garantit en rien la cohérence sémantique des rapports texte-musique.

Le problème qui se pose ici est le suivant : étant donné des types de texte auxquels ont été affectés des ensembles instrumentaux et étant donné ni les textes, ni les ensembles instrumentaux ne sont fixes, qu’est-ce qui permet une logique de relation entre le texte produit et la musique censée l’accompagner. Cette question est d’ailleurs une question de fond posée aux relations texte-musique et à laquelle nous ne prétendons pas avoir apporté de réponse définitive. Nous nous sommes contentés de proposer une solution qui nous convenait. Elle est de l’ordre du refus de l’illustration stricte mais, en même temps de la correspondance sémantique. Pour parler vite, Jacopo Baboni-Schilingi a défini un type de musique pour l’amour, un autre pour la mort et un autre pour les paysages marins. Ou plus exactement, des types de variations musicales puisqu’il s’appuie sur des interpolations de profils [Baboni-Schilingi, 1997].

Or, le générateur travaille à partir de ce que l’on pourrait appeler une bibliothèque de thèmes. Par exemple, JPB 5 peut-être représenté par :

[thl-rues] [thl-mort-1] [thl-rues] [thl-rues] [thl-mort-1] [thl-mort-1] [thl-mort-1] [thl-mort-1] [thl-mort-1] [thl-mort-1] [thl-mort-1] [thl-mort-1] [thl-mort-1] [thl-mort-1] [thl-mort-1] [thl-mort-1] [thl-mort-1] [thl-mort-1] [thl-rues] [thl-mort-1] [thl-mort-1] [thl-rues] [thl-mort-1] [thl-mort-1] [thl-mort-1] [thl-mort-2]

ou par :

[s_parfois 1] [thl-faire-1] [thl-faire-1] [thl-faire-1] [thl-inquiet] [thl-faire-1] [thl-faire-1] [thl-inquiet] [thl-inquiet] [thl-faire-1] [thl-faire-1] [thl-inquiet] [thl-inquiet] [thl-faire-1] [thl-faire-1] [thl-faire-1] [thl-faire-1] [thl-faire-1] [thl-inquiet] [thl-inquiet] [thl-faire-1] [thl-inquiet] [syl-mort] [syl-mort]

Séquences qui définissent deux types de poèmes possibles dont les variétés de surface peuvent être très grandes mais qui gardent cependant une même unité sémantique. Par exemple, sur le type 1 :

Poème N° 112

crépuscule les ombres sans argent attendent sur les trottoirs schizophrènes à oreilles d’éléphants pigeons hétéroclites les ombres sans argent attendent sur les trottoirs choix d’Atropos femme au fouet nuit loqueteuse juges placés aux carrefours chiens aux cents têtes ses fantômes glissent dans la nuit des rues les hommes verts de la mort travaillent parmi la foule juges placés aux carrefours juges placés aux carrefours mort contre mort ses apparitions glissent dans la nuit des rues les hommes verts travaillent parmi la foule crépuscule loqueteux l’air est épais comme un chamallow bloquant les rues la mort guette enfants beaux comme des dieux dame à visage de chien-loup meute minutieuse dans ses pas

Poème N° 113

ensemencements de mégots la mort roule en continu main droite agressive crépuscule la mort avance meute méthodique dans ses pas les hommes verts de la mort travaillent parmi la foule ses spectres glissent dans la nuit des rues la mort approche à son allure tranquille ses fantômes glissent dans la nuit des rues les ombres ont besoin d’argent besoins d’argent peurs miaulements miaulements barrissements affolement paralysie des rues visages forcenés déments les ombres sans argent attendent sur les trottoirs des revenants glissent dans la nuit des rues main droite allongée paralysie la mort ferme la ville de son fouet Erinyes l’homme contemple le spectacle de la mort

La musique affecte des variations relatives à chacun des thèmes. Par exemple les marquages de [thl-faire-1] diffèrent de ceux de [thl-inquiet]. Chaque accompagnement musical est spécifique à chaque poème. L’ensemble, à tout moment, est original et il ne peut y avoir deux spectacles identiques.

2.3. Barbe Bleue

2.3.1. Fictions

La problématique de Barbe Bleue est différente : elle demande donc d’autres solutions. Le but poursuivi par le producteur Ex-Nihilo, Alexander Raskatov, Michel Jaffrennou et moi-même, est le suivant : réaliser un opéra entièrement numérique pour réseau Internet haut débit ou télévision numérique dont les textes, la musique et la scénographie soient totalement génératifs et interactifs, le spectateur devant avoir la possibilité de parcourir l’opéra dans un renouvellement permanent de façon à ce que celui-ci, tout en restant cohérent, reste inépuisable. En quelques sortes le mettre dans une situation de découverte permanente.

Barbe Bleue a été choisi en partie pour cela, parce qu’il s’agit d’un conte universellement connu à l’intrigue simple et répétitive. Simplement nous l’avons quelque peu modifiée : notre opéra comprend en effet trois personnages principaux, barbe Bleue et Sœur Anne, bien entendu, mais aussi la fille de Barbe Bleue. Il a donc eu une fille et c’est ce qui fait toute la différence : le spectateur est ainsi amené à parcourir l’espace infini de l’opéra à la recherche de la femme dont cette fille est la fille et ainsi, peut-être, à découvrir le secret de Barbe Bleue. L’intrigue est simple. Elle permet cependant de construire l’opéra, y compris dans sa conceptualisation technique.

Trois personnages principaux, sept femmes : le récit se construit sur le chiffre vingt-et-un, vingt-et-unes fictions possibles chacune de vingt-et-un événements possibles. Soit une grille de quatre cent quarante et un fragments prédéfinis parmi lesquels le spectateur peut circuler.

Schéma 3 : tore de circulation de Barbe Bleue

Chaque fiction est affectée d’une thématique centrale, par exemple, la fiction 3 met en scène les relations de la fille de Barbe Bleue, Elle, et de Sœur Anne ; la fiction 18 celles de Barbe Bleue et d’une de ses sept femmes. Chaque fiction est également affectée d’un clef, sorte de signal sémantique, qui lui donne une tonalité : rêve pour la trois, vie pour la dix-huit. De même, chaque événement de chaque fiction est affecté d’une clef. Ainsi l’événement 3 de la fiction 3 porte comme tonalités rêve et rêve, l’événement 15 de cette même fiction 3, rêve et tristesse.

L’espace est torique, c’est-à-dire que, lorsque le spectateur parvient à la fin d’une fiction, il peut la reprendre au début mais :

-  cette fiction a changé dans ses caractéristiques : il la reconnaît sans la reconnaître
-  sa circulation n’est pas obligatoirement linéaire et il peut, au cours de son déplacement, passer d’une fiction à l’autre : il se reconnaît dans l’espace de Barbe Bleue dont il essaie toujours de découvrir les secrets mais tout change sans cesse. Il ne sera jamais sûr d’en savoir assez... Passons !... Là n’est pas aujourd’hui le problème.

Passons aussi sur les sept couches de circulation qui permettent de voyager dans l’opéra, dans sa musique, dans ses textes, dans sa mémoire, etc... cela nous emmènerait trop loin.

2.3.2. Cohérences

Le problème, là encore est celui des cohérences. Dans ce cas, par rapport à Trois mythologies et un poète aveugle, le problème technique est relativement plus simple parce que l’interactivité, celle du spectateur, se limite à une circulation dans les couches, les fictions et les événements. Une telle interactivité ne pose pas problème puisque, s’appuyant sur les circulations permises dans les tores, elle est, à tout instant contrôlée par le système. Celui-ci sait, en effet, à tout moment à quel événement de quelle couche de quelle fiction le spectateur se trouve et cela ne peut influer sur la générativité puisque les possibles de circulation sont prédéterminés : le générateur devrait, à tous moments, générer les mêmes fragments d’opéra, ce qui, pour un générateur, semble plutôt absurde.

Restent deux solutions :

1. Le recours à l’aléatoire : le générateur donne sans raisons des paramètres de modifications qui interviennent sur le récit 2. Le recours à des paramètres d’interaction : la génération dépend de facteurs non immédiatement perceptibles du spectateur mais qui, pourtant, jouent un rôle dans le sens même de la fiction.

Comme nous refusons l’aléatoire pur parce que, la plupart du temps, il ne produit que de l’incohérence, la solution retenue a été la deuxième. La génération dépend essentiellement de trois facteurs :

-  l’heure à laquelle le spectateur regarde l’opéra
-  le lieu d’où il le regarde (n’oublions pas que c’est un opéra pour réseau)
-  la mémoire de l’opéra dont il dispose déjà ans sa machine

Ces trois seuls paramètres donnent suffisamment de variété puisqu’ils intègrent un temps absolu, un temps relatif, une localisation et un souvenir des actions passées pour qu’il n’y ait pratiquement aucune possibilité de donner deux fois les mêmes paramètres initiaux aux générateurs.

2.3.3. Grille sémantique

Dans les interactions qui pilotent chaque générateur, les paramètres qui contrôlent la génération sont donc au nombre de sept :

-  fiction
-  clef de la fiction
-  clef de l’événement
-  couche de l’événement
-  heure de vision
-  localisation de la vision
-  mémoire

Chaque générateur construit sa sémantique et sa syntaxe sur ces paramètres. Par exemple, en l’état actuel des choses, Alexandre Raskatov a défini un système de molécules musicales de trois secondes chacune qui peuvent être combinées suivant diverses règles que j’ignore. Il a décidé ainsi que, en fonction des divers paramètres, un événement pouvait être composé de une à vingt-et-une de ces molécules, ce qui signifie qu’un événement pouvait durer de trois à soixante trois secondes et une fiction de soixante trois secondes à vingt deux minutes et trois secondes, la durée totale - si cela à un sens ici - pouvant être théoriquement de deux minutes et trois secondes à sept heures quarante trois minutes et trois secondes. Chaque parcours étant vraisemblablement toujours compris entre ces extrêmes. Chacune de ces molécules est, par ailleurs paramétrée en fonction des clefs et des fictions. L’ensemble donne ainsi une très grande variété au système d’ensemble tout en respectant sa cohérence sémantique.

Les paroles chantées elles dépendent totalement de l’événement et de la fiction. Elles restent relativement sommaires de façon à pouvoir intervenir différemment suivant les combinatoires sans pour autant être en contradiction avec le récit dont une partie, celle qui est indispensable à la fiction, servira comme objet plastique dans la génération de scénographie. Un peu, toutes proportions gardées, comme dans les textes aujourd’hui partout affichés des opéras.

2.4. RAS : syntax error

Je n’évoquerai ce futur spectacle que pour indiquer vers où, aujourd’hui porte notre réflexion. Ce projet qu’avec Jacopo Baboni-Schilingi et Hervé Nisic, nous espérons pouvoir monter en 2001 (du moins si notre producteur tient ses promesses) essaie de tirer parti des leçons de nos productions antérieures. Nous avons pu montrer, je crois, qu’un spectacle pouvait être monté autour des concepts d’interactivité, d’interaction et dé génération automatique. La leçon que nous avons tiré de Trois Mythologies et un poète aveugle notamment était que, paradoxalement, ces aspects-là, trop maîtrisés, n’étaient pas assez mis en scène et que le spectateur avait eu l’impression d’un spectacle totalement écrit par avance. Nous avons donc décidé d’inverser les rôles : dans RAS : syntax error, ce sont ces mécanismes qui seront au cœur de la fiction.

Le propos est le suivant : un ordinateur surpuissant gère le monde au mieux pour éviter les conflits. Des humains sont chargés d’en vérifier le bon fonctionnement en agissant parfois sur les paramètres de réglage. Lorsque des perturbations se produisent, tout peut arriver... Ceci n’est qu’une thématique. Ce que nous voudrions c’est un spectacle dont, nous-mêmes, ne connaîtrions à l’avance que très peu de choses et utilisant le maximum de possibilités d’interactivités, d’interactions et de générations. Il y aura trois générateurs : texte, images, musiques, des acteurs réels, de l’interactivité avec l’intérieur du spectacle et l’extérieur du spectacle, notamment par l’utilisation en temps réel d’Internet. En fait quelque chose d’un peu fou mais de parfaitement réalisable. passons sur les détails...

Les principes sur lesquels nous nous sommes pour l’instant mis d’accord sont les suivants :

1. Les acteurs sont pilotés par le générateur de texte qui leur donne toutes les indications nécessaires à leur jeu sur scène. 2. La musique est un acteur à part entière : elle peut parfois occuper seule la scène, couper la parole aux acteur et les obliger à crier... Elle se génère en fonction des textes et des événements. Elle attribue une tonalité particulière à chaque événement. 3. Trente scènes, plus exactement trente classes de scènes pouvant durer chacune soit une minute trente, soit trois minutes : la durée totale du spectacle est donc comprise entre 60 et 90 minutes. Elle est imprévisible pour chaque spectacle puisque c’est l’ordinateur, le public et les interactions qui en décident. 4. Sur les trente classes de scènes, cinq sont des ensembles de classes pivots dont l’ordre relatif est fixe. Dans les classes-pivots, l’ordre des scènes est fixe et ne relève d’aucune combinatoire. 5. Les autres classes de scènes sont interchangeables et constituent en fait une superclasse au sein desquelles toutes les combinatoires sont envisageables. Cette superclasse comporte donc un nombre indéterminé d’événements entre lesquels chaque soirée choisira. Chaque événement, en lui-même comporte des possibilités assez grandes de variations qui peuvent être paramétrés de façon à permettre des échanges automatiques. 6. L’ensemble des classes peut-être déterminé par un marqueur, par exemple de noir à blanc : noir, très dramatique ; blanc, très optimiste ; rose, assez érotique ; rouge, passionné ; vert, écologique ; bleu, mystique ; mauve, surréaliste ; etc... ces marqueurs conditionnent la génération, donc les réactions des acteurs dans le même type de scènes. L’évolution de ces marqueurs conditionne une tonalité générale de la représentation. On peut ainsi imaginer qu’une représentation donnée est toute rouge ou au contraire comprend toutes les marques dans des ordres aléatoires, ce qui créer des effets de sens. C’est au niveau de ces paramètres que se font les échanges entre les automates de génération. 7. Le même événement peut donc être repris à différents moments avec la même tonalité ou une tonalité différente.

Tous les paramètres ne sont pas encore déterminés et fixés puisque nous n’en sommes qu’au début de notre travail pour ce spectacle, mais je pense que la façon dont les interactions des générateurs vont être gérées est déjà perceptible, surtout après la description que je vous ai faite de nos réalisations précédentes.

3. Conclusion

Il y a de la théorie là-dessous - vous avez dû vous en apercevoir - et cette théorie est essentiellement artistique, c’est-à-dire partiale, partielle et subjective : comme tous créateurs, ceux avec qui je travaille et moi-même, nous l’assumons totalement. Rien donc ne dit qu’il n’y a pas d’autres solutions, ni qu’elles ne soient meilleures. Rien non plus ne nous garantit ni contre l’échec, ni contre l’insatisfaction des publics auxquelles nous faisons nos propositions. Prenez-les donc comme des expériences, sans plus, surtout pas comme des modèles à imiter ou à reproduire. Nous-mêmes nous nous y refusons car ce qui nous intéresse et nous agit, c’est le plaisir immense de chercher à produire du sens dans un monde où il semble, quelquefois, si absent.

Références

[Lévy, 1997], Pierre Lévy, Cyberculture, rapport au conseil de l’Europe, éditions Odile Jacob, Paris, 1997. [Baboni-Schilingi, 1997], Jacopo Baboni-Schlingi, Jean-Pierre Balpe, Génération automatique poésie-musique in Rencontres Médias I, Bibliothèque Publique d’Information, Centre Georges Pompidou, Paris, 1997.



Forum