Vers une littérature diffractée...

lundi 24 janvier 2005.
 


VERS UNE LITTERATURE DIFFRACTEE...

Jean-Pierre BALPE

"Le livre doit fonctionner à l’image de la multiplication des situations de choc. Il doit se fracturer à l’image des éclats de l’hologramme. Il doit s’enrouler sur lui-même comme le serpent sur les collines du ciel. Il doit renverser toutes les figures de style. Il doit s’effacer dans la lecture. Il doit rire dans son sommeil. Il doit se retourner dans sa tombe."

Jean Baudrillard. Cool memories, Galilée, Paris, 1990.

Mon intervention se développera sur deux plans parallèles : ce que je vous montrerai et ce que je vous dirai. Je ne vous dirai pas ce que je vous montrerai. Aucune inquiétude sur ce point : je sais que vous ferez vous-même les rapprochements nécessaires. J’aurais également voulu sonoriser mes projections mais il y avait là risque de parasitage. Alors, entre deux maux, j’ai choisi le moindre... De même ce que vous entendrez ici ne sera pas exactement ce que vous lirez sur le compte-rendu publié. Sans parler de ce qui sera perdu dans la traduction. La communication, n’est-ce pas ? Le différent et le même....

Il y a trois ans, à la demande des éditions Autrement, j’ai écrit une nouvelle dont, pour commencer, je voudrais vous lire un assez long extrait parce qu’il me semble représentatif à la fois de mon travail et de mes rapports au texte. Son titre est “Les Chambres” , son thème “le livre de chevet”. Dans ce récit, une vielle dame insomniaque, Évita, lectrice assidue, se voit offrir, par sa fille Rebecca, un livre à billes d’encres électroniques et en découvre peu à peu tous les usages :

“Une nuit, alors que, après avoir, par commodité, accoté son instrument de lecture à la lampe de chevet placée sur sa table de nuit, Évita s’était d’abord endormie, elle fut réveillée par un de ses habituels cauchemars encombrés de visages connus, de lieux étranges et d’actions extravagantes, regard attiré par la luminosité de l’écran qu’elle avait oublié d’éteindre. Elle découvrit alors ce qu’elle aurait dû savoir mais que son ancienne pratique de la lecture lui avait interdit de comprendre : qu’il n’était pas besoin de tenir en main l’objet pour consulter ce qui s’y affichait. Les caractères en étaient en effet suffisamment gros pour que, de l’autre bout de son lit, elle les lise confortablement ; de plus, dans cette distance - n’ayant plus à tenir à la fois le livre en main ni à maintenir du pouce la page ouverte - elle gagnait un confort musculaire non-négligeable à son âge : son corps se séparait enfin du livre, elle n’était plus comme prisonnière de cet espace plat fermé auquel elle devait accorder toute son attention. Cette découverte lui fut des plus agréables : il suffisait en effet de poser n’importe où sa machine à lecture pour que, sans se déplacer, adoptant la position qu’elle jugeait la plus douillette, elle puisse, à n’importe quel moment, lire à l’aide de sa commande vocale ou de son clavier de télécommande n’importe lequel de ses textes favoris. Dès le lendemain, Evita fit descendre de son grenier un des vieux cadres dorés qui y étaient stockés depuis toujours : elle y fit insérer ce qu’elle appelait désormais sa feuille à lire et plaça le tout sur le mur de droite de la chambre rouge. Elle put ainsi, la tête au creux de son oreiller, confortablement couchée sur son côté gauche, se livrer à son activité favorite : la lecture. La première nuit lui fut un délice, au point que, surexcitée par son plaisir et son invention, elle ne put fermer l’œil un instant, fascinée par ces textes qui obéissaient au moindre de ses désirs, savaient l’attendre dans sa lecture, gagner en intensité lumineuse ou au contraire en perdre, devenir sur le mur tendu de toile de Jouy à motifs rouges comme un spectacle sans fin. Elle découvrit alors que, si, le plus souvent, elle lisait les textes qui s’y affichaient, elle pouvait aussi se contenter parfois de les laisser agir comme des œuvres abstraites, signes disponibles en attente de sens dispersés dans l’espace architectural, se contentant de changer les couleurs de tel ou tel caractère pour créer des effets visuels sans se soucier réellement des significations qu’ils portaient. Pendant quelques nuits, elle fut ainsi gagnée par une joie de découverte inattendue : le texte devenait plus qu’un texte, il était peinture abstraite, tableau pouvant, suivant ses décisions se fondre dans le motif du fond de la cretonne à dominante pourpre ou, au contraire, s’en détachant avec violence, imposer à la paresse de l’œil la violence du sens. Le texte n’était plus un espace mort uniquement animé par le jugement de sa lectrice, mais un être vivant avec lequel elle échangeait de l’intelligence ; quelque chose comme un instrument de proposition et de création infinies et ce d’autant que certains algorithmes intelligents, cachés dans la faible épaisseur de l’instrument, semblaient apprendre à devancer quelques uns de ses désirs lui proposant parfois des chemins de traverse auxquels, d’elle-même, elle n’aurait jamais songé. Toute à la stimulation de la nouveauté, elle consentit alors à délaisser quelques nuits ses textes de chevet favoris pour emprunter des voies inattendues : utilisant la connexion de sa machine à lire au réseau Internet, elle en explora les lieux les plus créatifs : littérature dynamique, littérature spatiale, littérature concrète, littérature générative, textes en mouvements... tous ces chemins buissonniers dans les méandres du réseau l’occupèrent ainsi quelques temps car elle y découvrit un monde. Mais on n’échappe pas aussi facilement à ses vieux démons : Evita fut bientôt fatiguée de ces jeux aux limites du sens privilégiant la fécondité de la langue et, pour elle, trop portés par la dynamique d’un avenir par lequel elle ne se sentait pas vraiment concernée. Ce qu’en effet Evita aimait dans la lecture, c’était le frottement de deux pensées vivantes accotées à une culture de la mémoire, celle que porte la proposition des signes typographiques et celle que son esprit, sur ses souvenirs et la préoccupation de l’instantané du vécu, en construisait. Evita avait besoin de textes qui lui parlent, non qui la laissent rêveuse ; de textes qui lui disent qu’elle continuait à être non qu’elle disparaissait d’un monde qui se faisait désormais sans elle : elle revint bientôt à des lectures, pour elle, plus habituelles. Une autre constatation la préoccupa quelques temps : si ce livre de chevet devenu affiche ou tableau présentait de nombreux avantages, il avait quelques inconvénients. Ainsi, un soir, à cause d’une douleur au côté gauche, elle aurait souhaité se tourner sur son côté droit, mais la fixité de son tableau à lire lui fut une gêne non négligeable et elle regretta un peu ses livres de chevet qui ne traînaient plus là. De plus, au bout de quelques jours elle se sentit contrainte : ne coucher que dans la chambre rouge lui devint bientôt insupportable. Elle songeait à revenir en arrière, à ôter l’objet de son cadre lorsqu’elle eut comme une illumination : après tout ses enfants étaient au moins aussi riches qu’elle et ses petits enfants semblaient eux aussi déjà bien partis dans la vie... Personne n’aurait besoin de ses économies si ce n’est pour s’offrir quelques plaisirs superflus ou accroître ses réserves. Elle n’avait aucune raison de se priver - attitude que, d’ailleurs, elle n’avait jamais adoptée. Par le réseau Internet, elle prit donc contact avec le fabricant des planches à encrage électronique et lui demanda s’il lui était possible de réaliser des feuilles sur mesure. Le fabricant - qui n’y avait pas encore songé - sentit immédiatement qu’il y avait là un créneau porteur et lui proposa d’étudier son problème... Quelques jours plus tard, il lui fit une proposition : il se sentait capable de réaliser des écrans-plastiques de la taille qu’elle souhaiterait pour un prix qui n’avait rien de déraisonnable. Pour voir, elle commanda l’habillage de trois murs : depuis un mètre à partir du sol, jusqu’au plafond, elle en fit tapisser la chambre rose, celle que, de tous temps, la famille avait désignée du nom de Wilde. Dans la journée, ces murs-écrans pouvaient ainsi revêtir l’apparence de n’importe quel papier peint aussi, comme fond d’écran avait-elle choisi de faire reproduire le motif à grecque rose qui était auparavant celui de la chambre, mais les images l’intéressaient peu. Evita aurait pu utiliser ses murs comme écran pour les nombreuses Web-TV qui pullulaient sur le réseau, mais cela ne correspondait pas vraiment à ses désirs. Evita était une femme de texte. Et elle ne s’amusa à explorer que le seul univers de ses textes. Il lui suffisait en effet d’ordonner à voix haute “mur droit, ouverture de Teleny” pour qu’aussitôt s’affiche le texte de ce roman ou de n’importe quel autre des ouvrages qu’elle pouvait désirer lire ou “mur gauche, choisis pour moi” pour que s’affiche un texte parmi l’ensemble de ceux disponibles dans l’immense mémoire des murs ainsi rendus intelligents... La première nuit passée dans cette chambre Evita était tellement surexcitée qu’elle ne ferma pas l’œil. Elle ne lut pas non plus. Du moins pas vraiment. En fait, elle s’amusa. Elle ne pouvait résister au plaisir de commander l’affichage sur un mur de telle page de tel auteur et, sur tel autre mur, l’affichage de tel autre auteur ; de créer ainsi des rapprochements insolites ou saugrenus ou pertinents. Il lui suffisait de dire : “Mur droit, première page d’Ulysse contenant le mot vie ; mur gauche, deuxième page de Mort à crédit contenant le mot vie ; mur de face, première occurrence du mot vie dans Le Voyage sentimental...” pour découvrir des résonances qu’elle ne soupçonnait même pas comme si leurs auteurs, à travers leurs œuvres, n’avaient cessé de dialoguer, soit en accords, soit en désaccords, les uns répondant sans cesse aux autres. Elle multiplia ainsi les jeux, faisant reproduire le même texte sur les quatre murs, multiplier sur les murs des textes différents, courir autour de la chambre une unique phrase lisible sur un fond de textes aux caractères trop petits pour l’être, écrire par des jeux de couleur de nouvelles phrases dans l’uniformité des phrases anciennes, faire d’un ensemble disparate de textes une seule œuvre ouverte à toutes les interprétations : les possibilités lui semblèrent inépuisables. A une heure avancée de la nuit alors que son enthousiasme était à son comble mais que, malgré cela, sa fatigue atténuait un peu sa promptitude intellectuelle, une erreur de commande - elle avait demandé un terme dans une œuvre en déformant son titre - fit afficher un texte qu’elle ne reconnut d’abord pas. Puis elle s’aperçut que ce n’était rien d’autre qu’un de ses anciens écrits qu’elle avait oublié dans la mémoire de son ordinateur portable. Elle comprit que tout communiquait et qu’elle était à la fois le cœur et la maîtresse d’une infinité de pensées. Elle se retrouva alors en situation d’écrivain car il n’y avait aucune différence réelle entre ce qu’elle avait écrit et ce qu’avaient écrits de nombreux autres personnages : ses mots occupaient ses murs comme les mots des autres. Et cela lui fut une expérience nouvelle car elle se lut comme n’importe qui d’autre aurait dû la lire. Il lui fut parfois difficile de savoir si elle écrivait ou si elle se souvenait, si tel auteur écrivait ou se remémorait ses lectures. Ses textes de chevet jusque là dispersés en fragments ne formaient désormais plus pour elle qu’une seule œuvre unique et multiforme où une conversation incessante se substituait aux anciens monologues. Dès le lendemain, elle rappela le fabricant de la matière-écran et lui commanda l’habillage de toutes ses chambres. Celui-ci, très heureux de cette cliente qui non seulement lui passait une commande exceptionnelle mais, en outre, par sa nature l’obligeait à améliorer ses techniques et lui faisait même envisager un nouveau marché qu’il ne soupçonnait pas et, qui, comme le montraient les premières réactions à ses offres, se révélait particulièrement prometteur, lui proposa, pour la remercier, de tapisser, pour le même prix, non seulement les quatre murs des chambres, mais également les plafonds. Evita accepta avec joie. La période qui suivit fut une période de bonheur intense : quelle que soit la chambre où elle souhaitait dormir, celle-ci, selon ses désirs devenait une chambre de chevet dans laquelle Evita tendait à passer de plus en plus de temps. Son espace de lecture était en effet complètement bouleversé, de l’ancienne feuille plate, extérieure et détachée, elle était désormais passée à un espace de texte virtuel dont elle faisait partie intégrante. Comme une nageuse dans une piscine, elle s’immergeait sans fin dans l’espace des textes. L’impression était étrange et enthousiasmante car il lui semblait presque devenir texte. La distance que, jusque là, il y avait eu entre elle et eux était définitivement abolie : les mots faisaient partie de son espace, de sa respiration, comme ils faisaient partie, depuis longtemps, de sa mémoire. Peu à peu, entre elle et eux s’installa comme une complicité amoureuse, comme si les textes apprenant à la connaître répondaient à ses désirs les plus inconscients. Plus même que d’être dans les textes, elle était texte, devenait comme eux virtualité pure, comme si elle-même n’était qu’émanation de son esprit et du cerveau de tous ceux qui avaient contribué à les produire. Et elle se demanda si elle n’allait pas recouvrir de ce papier peint vivant l’espace intérieur entier de sa maison... Quand, un dimanche matin, sa fille Rebecca un peu inquiète de n’avoir pu parvenir à joindre la veille sa mère au téléphone entra dans la villa, elle trouva Evita morte dans la chambre grise : pâle, la peau presque diaphane, les yeux grands ouverts, un sourire comme d’extase sur ses lèvres entrouvertes, elle paraissait extrêmement paisible. L’espace entier de la pièce était empli de caractères semblant sortir des murs et du plafond et qui, partiellement, se reflétaient sur les draps du lit, le visage et les yeux de la morte. Le texte qui occupait cet espace, animé, par une insensible variation typographique, comme d’un léger mouvement de respiration, disait ceci : “Nous voici encore seuls. Tout cela est si lent, si lourd, si triste... Bientôt je serai vieux. Et ce sera enfin fini. Il est venu tant de monde dans ma chambre. Ils ne m’ont pas dit grand-chose. Ils sont partis. Ils sont devenus vieux, misérables et lents chacun dans un coin du monde “. Toute sa vie, la crainte qui poursuivit Rebecca fut que l’ordinateur avait inscrit ici les derniers sentiments de sa mère.”

De nos jours, dans les sociétés techniques, nous privilégions la mémoire sur la création, la mort sur la vie. Nos cultures - il suffit pour cela de comparer les dépenses consacrées au patrimoine à celles offertes à la création - conservent plus qu’elles ne produisent. La littérature, depuis si longtemps liée à son média principal, le livre, en est devenu comme le symbole au point qu’elle s’est pétrifiée dans d’absurdes rituels de fixité. Oublieuse de ses origines orales, la littérature s’est tellement figée dans ses processus de conservation que son intégrité est apparue comme une des qualités majeures de l’écriture. Dans ses conceptions limites elle est devenue fractale : parce que la littérature se rêve forme parfaite, entrelacs irréprochable de contraintes et de nécessités, réfractaire à tout mouvement, un mot, sa forme, sa place sont sentis comme intouchables et rien, dans un texte, une fois établi, ne doit plus bouger. Cette situation n’est pourtant que récente et localisée. De façon massive et plus générale, la littérature, dans sa plus grande extension géographique et pendant la plupart des siècles a vécu, s’est transmise et développée dans l’oralité et la mémoire des hommes. Or la mémoire humaine n’est pas une mémoire morte mais une mémoire dynamique qui - comme le montrent les multiples versions différentes de textes transmis par la tradition - reconstruit plus qu’elle ne reproduit : le même en devient ainsi toujours différent. Si la littérature l’a un temps oublié, c’est aujourd’hui ce que, avec les moyens nouveaux que l’informatique met à sa disposition, certains créateurs proposent de réinventer. Le livre, le support papier, produits d’une technique datée, sont devenus des moules réducteurs qu’il s’agit donc de réformer, quitter la linéarité et la fixité de ses pages pour permettre au texte de se manifester par d’autres moyens, dans d’autres contextes avec d’autres possibilités d’expression. Il n’y a, pour la littérature, aucune fatalité du papier et d’ailleurs combien d’écrivains aujourd’hui, même parmi les plus conventionnels produisent encore, sans toutefois en percevoir toutes les implications créatrices, leurs “manuscrits” sur ce support ? Aussi, ce que cherche aujourd’hui à manifester la littérature informatique à travers toute la diversité de ses manifestations, c’est la puissance vitale et infinie de la communication "littéraire", comme plexus central de liens entre les sujets, leur langue et leur culture ; diffraction dynamique de relations où le texte, toujours différent, se diffractant dans les réseaux de fibre optique, ne manifeste ses identités que dans les infinis répétitions de ses générations du même. Dans ses changes infinis plus que dans ses arrêts. Ce qu’elle revendique c’est la puissance fécondante de la langue en tant que telle, c’est-à-dire s’enrichissant de toutes les spécificités contraignantes de n’importe quel contexte. Cette puissance fécondante de la langue dans laquelle, à tout moment, se fonde le sujet récepteur. Dès le premier abord en effet, le texte informatique met radicalement à bas l’ensemble des repères matériels qui fondent la "préparation" du lecteur : aspects matériels du livre (volumes, épaisseurs, repères topologiques dans l’évolution de l’action, etc...) qu’elle dématérialise ; indéfinition des genres, etc. Il se pose comme une littérature radicalement neuve où la totalité de l’acte de lecture est à réinventer. Refus de la reproduction des conventions admises, un "roman" informatique oblige à inventer sa lecture, à en créer tous les codes, ce que ne fait plus aujourd’hui un roman "papier" qui se contente d’en modifier légèrement quelques uns et, pour cela, s’appuie fortement sur l’ensemble de ceux qui le maintiennent : béquilles... La littérature informatique veut donc, d’abord, être comme une littérarisation de la technique parce que, dans ses multiples et ses variations, ce qu’elle révèle avant tout ce sont ses possibles et ses changes. Même si ce n’est pas une nouveauté absolue dans l’histoire de la littérature où la tentation de la mise en scène de l’appareillage "technique" a toujours, au moins marginalement, existé, l’informatisation de sa technologie place, ici, la littérature sur une position plus radicale : l’immédiateté de la génération, par exemple, et son infinitude scénarisent les formalismes d’où sont issus les textes. Le rapport du sujet à l’écriture est ainsi un rapport au temps et le concept opératoire d’auteur en est, lui-même, complètement redéfini, car ce qui importe, avant tout, c’est la mémoire "historique" des formes et leur déplacement. Pas de rupture, mais prolongement à l’excès. Le personnage que, faute de mieux, on ne peut qu’appeler "auteur" informatique ne prétend pas nier la tradition par une modernité radicale mais en cherche quelque chose comme une lecture neuve, ou du moins inouïe. Sa seule prétention est d’enrichir les possibilités des textes. La littérature informatique délaisse la fiction de la fiction pour ne s’intéresser prioritairement qu’à la formalisation de la production subjective du sens. Dans ce sens, elle n’existe que dans l’infini de la production littéraire. Le texte informatique refuse la caricature du figement, la dictature du temps, scénarise un fantasme d’éternité. Mais un fantasme d’éternité très différent de celui de la littérature "classique" puisqu’il s’appuie non sur la durée de sa mémoire mais sur les infinis de ses reproductions. Sorti du livre, diffusé sur des écrans où, par divers procédés techniques, sur n’importe quel objet de l’univers dorénavant considéré comme support d’affichage, le texte, pouvant aller jusqu’à devenir temps et espace, change radicalement de nature. De texte à lire il devient texte-image, parfois même texte-univers ou texte-performance. Cette tentation depuis longtemps esquissée dans diverses tentatives historiques, trouve désormais toute son ampleur grâce aux possibilités que lui accorde le numérique. Un écran est avant tout une image et, sans pour autant perdre les caractéristiques essentielles qui le définissent comme texte, le texte, y gagnant de multiples dimensions, s’y joue comme tel. La compréhension de l’art contemporain - d’après Georges Steiner - exige l’acceptation de la disparition de toute notion de "culture" à valeur immanente, nécessairement liées aux sociétés hiérarchisées et son remplacement par celle d’un ensemble de "cultures" toutes mises à égalité. L’ordinateur - la culture de l’ordinateur, les modes de pensée qu’il induit - est, en ce sens, un instrument d’écriture résolument nouveau et résolument moderne. Obligeant à l’effacement complet des points de repère que sont les valeurs "classiques" - c’est-à-dire fondées sur des principes antérieurement admis - d’une culture à fondements collectifs, il scénarise une anti-culture hiérarchique, quelque chose comme une "post-culture". Dans ce cadre, la culture collective tend à disparaître non seulement au profit d’une culture plus individuelle, mais surtout au profit de l’individu-culture, ou tout au moins au profit de l’éparpillement en un ensemble complexe de micro-cultures plus ou moins imperméables dont aucune ne peut prétendre à l’apparente vérité d’une quelconque suprématie. La littérature informatique ne prétend plus à l’universalité intangible et quasi-divine de la "Littérature" pré-informatique, dont le seul infini actif est abandonné à la glose, elle ne désire être que l’instant éphémère et transitoire d’une permanente et commune littérarité ne se révélant que dans le seul moment de l’impulsion créative. S’éparpillant sur les accidents contextuels où elle est amenée à se produire, elle crée des textes qui se diffractent au travers des innombrables fentes par lesquelles se révèlent les réseaux où elle se manifeste. Textes identiques et pourtant toujours différents qui sont autant d’images contextualisées de leur source. L’écrivain "classique", tourné vers la sacralisation "du" texte, par ses besoins de références formelles, porte ses regards en arrière, l’écrivain informatique, comme le scientifique, dans sa quête du progrès, les porte en avant. La culture classique naît d’un pari sur la transcendance : "l’art et l’esprit se tournent vers ceux qui ne sont pas encore, au risque, voulu, d’être négligé des vivants" . La culture classique n’est plus produite que pour les musées, pour la "conservation" et ainsi s’oppose à la consommation éphémère. La production d’écrits est toute entière tournée vers ses archivages. Dans ce cadre, la moindre "perte" est vécue comme un drame culturel : tout manuscrit détruit est une bibliothèque qui brûle ; la perte du moindre brouillon griffonné sur un coin de table est vécue comme une catastrophe... Contre cet art "muséal", contre cet art de bibliothèques et de poussières, l’écriture informatique est un art de la consommation qui refuse de se retourner sur ses traces qu’il ne considère comme rien d’autre que des signes vers autre chose. Comme le happening, la performance, le temps réel du texte informatique, qui n’a d’existence que dans son instantanéité, se bat d’abord contre cela : "partout le virus de la potentialisation, de la mise en abîme l’emporte, nous emporte vers une extase qui est aussi celle de l’indifférence." . Mais cette "indifférence" que redoute Baudrillard est, en fait, positive, car elle est indifférence à une hiérarchisation externe des valeurs, à une culture de la révérence. "Le public n’est plus l’écho avisé du talent, un répondant et relais dans la transmission d’une tentative singulière ; il s’associe à l’élaboration artistique dans un ensemble confus d’énergies parfois débridées." . Le texte, faute de ne plus être littéraire, doit maintenant anéantir toute révérence car ce qu’il vise c’est le mouvement même du littéraire non telle ou telle de ses manifestations singulières. Aussi, l’ordinateur produit comme une "diffraction" infinie de ses textes. Sa culture est du côté de l’éparpillement, de la dispersion. Elle introduit un rapport nouveau à la mémoire, non plus “remémoration” mais, parce que le texte lu à tel moment donné n’est qu’une image possible d’un autre texte lu à un autre moment et avec lequel il entretient à la fois des rapports de dépendance et d’indépendance, à la fois diffracté et réfractaire, reconstruction du souvenir ; participation active du lecteur à son élaboration. Affichant sur ses écrans la disparition du maître, de la revendication d’éternité, la littérature informatique engage l’individu comme culture à part entière... Tout en étant fortement individualiste, l’âme contemporaine est grégaire qui se complaît dans l’instantanéité du moment partagé, alors qu’elle était, autrefois, collective dans l’intemporelle communion culturelle. La littérature informatique, et c’est aussi en quoi elle déroute, se veut du côté de la superficialité effusive du spectacle. Elle veut concilier définitivement l’activité littéraire et l’activité ludique : détacher la littérature de la sphère de sérieux révérenciel et mortifère où l’enferme toute tradition "classique". Plus que sur tel ou tel texte, elle s’interroge sans fin sur le fonctionnement esthétique de l’Esprit Humain. Comme toute nouvelle approche littéraire, la littérature informatique doit d’abord se battre contre cette résistance en elle-même, trouver les voies qui lui sont spécifiques en rejetant, parfois même au prix de la provocation et de l’erreur, au risque de l’illisible, ce qui, en elle, l’enferme dans l’épaisseur gluante de ses temps d’arrêts.

Jean-Pierre BALPE

Jean-Pierre BALPE est Directeur du département Hypermédia, du laboratoire Paragraphe de l’Université Paris VIII. Il s’est, dès 1975, intéressé aux possibilités que l’informatique offre à l’écriture littéraire. Il réalise des logiciels d’écriture utilisés lors d’expositions, d’installations ou de spectacles : “Un roman inachevé” pour le Ministère de la Culture (MILIA Cannes 1999), “ROMANS (Roman)”, exposition Artifices de novembre 1996 ; “Trois mythologies et un poète aveugle” pour l’IRCAM en 1997, œuvre générative collaborant sur scène avec un générateur musical ; “Barbe Bleue” opéra résultant de la collaboration de trois générateurs : générateur de texte, générateur de musique (Alexandre Raskatov) et générateur de scénographie (Michel Jaffrennou) ; “TRAJECTOIRES” roman interactif et génératif pour réseau internet (www.trajectoires.com) ; “Mail-Roman”, 2001, www.labart.univ-paris8.fr ; “MeTapolis”, 2002, installation au musée MARCO de Monterrey (Mexique) avec Jacopo Baboni-Schilingi, musique, et Miguel Chevalier, scénographie interactive. Son dernier ouvrage est “Contextes de l’Art Numérique”, éditions Hermes, Paris, 2000.



Forum