La tentation de l’infini

lundi 24 janvier 2005.
 


LA TENTATION DE L’INFINI

Même si la culture littéraire n’en tient pas toujours suffisamment compte, sachant, au besoin, inventer ses outils et définir leurs modes d’utilisation, l’écriture littéraire manifeste un souci constant de technologie.

L’essentiel étant posé, l’exposé devrait prendre fin. Mais s’il n’est pas difficile de commencer à écrire, il est infiniment plus douloureux de cesser de le faire. Aussi, pour essayer d’échapper à ce travers, je me contenterai, ici, d’un seul exemple.

Dans "Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit" (Skira, 1969), parlant de son roman "La défense de l’infini", Louis Aragon déclare :

"La multiplicité des personnages était née de l’intrication des récits différents chacun ayant pour le commander son commencement, je veux dire une phrase tournant sur l’univers propre à ce personnage, de quoi, par quoi se déterminait un autre roman. Une autre route. C’était un roman où l’on entrait par autant de portes qu’il y avait de personnages différenciés. Je ne connaissais rien de l’histoire de chacun de ces personnages, chacun était déterminé à partir d’une de ces constellations de mots dont je parlais, par sa bizarrerie, son improbabilité, je veux dire le caractère improbable de son développement. Tous les romans que j’ai écrits avant, ou après celui-là, bien plus tard, n’auront été que jeux d’enfants par comparaison".

Et plus loin : "J’ignorais moi-même (...) la fin imaginaire vers quoi (...) ces routes indépendantes arriveraient (...) à converger".

On sait ce qu’il advint de La défense de l’infini, détruit, d’après son auteur, en 1927, après quatre ans de travail. L’échec de son ambitieuse tentative, avoué dans l’acte radical de la destruction, le fait qu’elle lui interdit pour longtemps d’affronter l’écriture romanesque, est révélateur du sentiment d’impuissance devant une tentation qui me semble profondément inscrite dans toute tentative d’écriture littéraire : l’écriture littéraire appelle l’infini.

Quelle peut, en effet, être l’utilité d’écrire, à quoi peut bien servir la construction artificielle de ces mondes factices condamnés à n’avoir d’autre réalité que dans l’univers des mots sinon justement, face à l’opacité, à la résistance de l’univers réel, affirmer la prédominance de l’univers des mots ? Il semble qu’il y ait, dans l’écriture littéraire, très fortement voulue par l’écrivain, très nettement marquée dans la citation d’Aragon, la volonté d’inscrire, dans la création verbale qu’il impulse, la préséance absolue de la subjectivité sur l’objectivité : le monde-déjà-là est un monde ignorant la présence de l’être-sujet qui ne s’y vit que comme un épiphénomène ; la seule façon pour ces êtres-de-langage que sont les hommes de renverser les rapports, de placer l’être-sujet au-dessus de l’objet-du-monde, de prendre le pouvoir, est de faire en sorte que le monde réel lui soit "assujetti", de feindre de prendre le pouvoir en affirmant la suprématie de la langue sur le monde, de faire comme si..., comme si les mots pouvaient changer, remplacer, inventer le monde.

Simplement, si le monde réel, aux yeux de l’homme est infini et inépuisable, il n’en est pas de même du langage : dés que l’écriture du monde cesse, le monde réaffirme sa présence ; dés que la subjectivitisation s’efface, l’objectivisation prend le dessus. Pour échapper à ce dilemme ne se présente que la solution de la fuite en avant : faire en sorte de ne jamais se taire.

Ce n’est certainement pas un hasard si vient alors en mémoire la référence à Raymond Roussel. Aragon, parlant, sans curieusement paraître en voir les conséquences profondes, d’une fin à peine esquissée, plutôt inscrite dans une sorte de rêverie vague, de sa Défense de l’infini (le bordel, l’orgie : le désordre absolu, la mise en scène absolue de ce que Bataille nomme "la part maudite", l’entropie humaine du désir opposée à l’entropie objectale du monde...) ajoute lui-même : "et plus justement me vient à l’esprit qu’en ce temps où j’inventais une fin aussi drôle à mon roman (...) si je subissais une influence (...) c’était bien celle de Raymond Roussel."

Ce n’est pas un hasard en effet, car l’œuvre entière de Raymond Roussel n’a d’autre signification que d’être une machine à produire du langage, infiniment... Machine à produire du langage que sa méthode littéraire où les mots renvoient à d’autres mots qui eux-mêmes... où les intrigues sont des énigmes, des événements n’ayant d’existence réelle que dans les inter-relations subjectives de l’univers linguistique, d’autre finalité que de maintenir ouverte une lecture qui se veut inépuisable (Philippe G.Kerbellec, Comment lire Raymond Roussel, éd.J.J.Pauvert, 1988), où l’écriture est pleine de métaphores machinales d’écritures, souvent transposées dans le champ de la musique parce que celle de Raymond Roussel -dans sa fabrique même- est pour elle-même cette machine, et qui n’ont d’autres finalités réelles que de ne pas laisser parler ce "silence infini" qui obsède Pascal : "D’imperceptibles fluctuations réglées avec soin par le chimiste dans l’ambiance hyperboréenne firent entendre une foule de récitatifs et de romances chantées par des voix d’hommes ou de femmes dont le timbre et le registre offraient la plus grande variété (...) Ayant mis à contribution les principaux rouages de son orchestre, Bex nous offrit de se soumettre à nouveau à notre choix pour faire mouvoir à nouveau tel groupe d’instrument déjà entendu (...) Le répertoire de morceaux pour orchestre était d’une richesse infinie. (Orchestre chimico-mécanique de Bex, Impressions d’Afrique) ou encore : "Le ver donnait l’impression d’un virtuose journalier qui, suivant l’inspiration du moment, devait présenter de façon chaque fois différente tel passage ambigu dont l’interprétation délicate pouvait devenir matière à discussion (...) A la fin, il prolongea la cadence parfaite par une sorte d’amplifiante improvisation."(Ver musical du hongrois Skarioffszky, ibidem)

Comme disait Jean-Paul Sartre, "l’œuvre littéraire est une étrange toupie qui n’existe qu’en mouvement".

Elle n’existe en effet que parce que, tournant, bougeant, elle se maintient, perdure dans des mouvements complémentaires. Umberto Eco (L’œuvre ouverte, Le Seuil, 1979) a démontré de façon suffisamment convaincante pour qu’il soit inutile d’y revenir, le rôle, dans ce domaine, des lectures : l’œuvre littéraire, pour ne pas être arrêtée, figée, se donne une stratégie d’ouverture autorisant des infinités de lectures qui, constamment, la renouvellent.

On a peut-être moins remarqué -certainement parce qu’a longtemps prévalu, à l’opposé de la lutte dont il est question ici, une conception critique de la littérature comme "miroir du monde", soumission à l’extériorité objectale- comment, à partir du moment où la littérature quitte le terrain des variations infinies de l’oral, au fil des siècles, de nombreux créateurs ont essayé, par des pratiques technicisées de l’écrit, de contrecarrer cette fin qui, par l’arrêt de l’écriture, signe la défaite du sujet.

Nombreuses sont les productions littéraires inscrites dans l’histoire de la littérature qui en témoignent.

Les Grands Rhétoriqueurs, exemplairement, à partir de pratiques empruntées à diverses traditions (cf.Paul Zumthor, Le masque et la lumière, Le Seuil, 1978) construisent des "machines à produire" du texte, mettent au point une technologie interdisant toute lecture linéaire, c’est-à-dire toute lecture aboutissant à une fin, tendent idéalement vers le texte à lectures infinies. Depuis la Sainte Marguerite de Destrées spatialisant deux lectures jusqu’aux Litanies de la vierge de Meschinot, dont Jacques Roubaud a montré que la forme permettait 10 36 lectures différentes, en passant par La controverse des sexes de Gratien du Pont (1534), texte dont les éléments composants sont, comme des pièces, disposés sur les cases d’un échiquier, permettant autant de lectures différentes qu’il y a de déplacements possibles au jeu d’échec : une infinité. Et c’est d’ailleurs à leur propos, étudiant le rôle remarquable dans leur écriture de l’équivoque qui tend à être généralisée, que Paul Zumthor fait remarquer : "(l’équivoque) introduit, dans le texte aux éléments par elle dédoublés, un excès de présence, à la limite du tolérable, dé-signant une absence même : celle qu’engendre la parole, du fait qu’elle ne peut pas ne point prendre fin."

Par la suite, les délices de la combinatoire ne cesseront d’alimenter la production textuelle, que ce soit recours à une combinatoire naïve (pratique des bouts-rimés tout au long du XVII° et du XVIII° siècles) ou à une combinatoire plus savante comme celle utilisée par le poète baroque allemand Quirinus Kuhlmann pour son 41° baiser d’amour aux 10 56 lectures : une lecture qui n’aurait pas encore cessé même si elle avait commencé en même temps que la naissance de l’univers.

De nos jours, Marc Saporta (Composition n°1, Le Seuil, 1969), Georges Perec (Un petit peu plus de 4000 poèmes en prose pour Fabrizio Clerici, Action Poétique n°85, 1981), Julio Cortazar (Marelle, Gallimard), Jacques Roubaud (E, Gallimard, 1967), Raymond Queneau (100 000 000 000 000 de poèmes, Gallimard), Italo Calvino (Le château des destins croisés, Le Seuil, 1976), Michel Butor dans de nombreux écrits publiés dans diverses revues (mais notamment dans ses Don Juan : Don Juan dans l’Essonne, revue Métamophoses n°19-20, 1972 ; Don Juan dans les Yvelines, revue Obliques n°4-5, 1974 ; Don Juan dans la Manche, édition Borderie, 1975 ; Don Juan dans l’orchestre, édition La louve, 1977) soulignant par cette infinité de variantes la générativité du procédé, se sont évertués à mettre en scène un tel désir d’éternité de la parole.

Il ne s’agit nullement d’un fantasme de complétude, mais d’un fantasme de continuité. Le but visé n’est pas d’écrire dans un seul texte tout ce qui pourrait être un jour écrit, mais de faire en sorte que la production littéraire ne cesse jamais, que le texte, à l’infini, éternellement, engendre du texte. Il ne s’agit pas de "tout dire en un seul texte" (Marc Petit à propos du texte de Kuhlmann), mais de pouvoir ne pas cesser de dire.

Une telle mise en œuvre de la combinatoire textuelle exige une réflexion proprement technologique. Elle oblige à étudier le texte comme un ensemble de pièces auxquelles doit être assigné un rôle précisément maîtrisé sous peine, sinon, d’entraîner un grippage de l’ensemble incapable d’assumer correctement la production de textes pour laquelle elle est utilisée. Significativement même, certains auteurs, comme Raymond Lulle, Raymond Queneau, ou Swift (mais dans l’imaginaire : la machine à manivelles produisant du texte), vont jusqu’à réaliser des machines à lire mettant en scène les modalités d’écriture qu’ils ont implémentées dans la construction de leurs textes. Les machines à produire du texte doivent, pour fonctionner, obéir à des règles. Elles doivent obéir à des contraintes disant précisèment quel est le rôle et la fonction de chaque pièce. En ce sens, l’invention par la littérature de formes fixes obéit à cette même volonté : les règles de la sextine ne sont rien d’autre qu’une codification de la technologie nécessaire à engendrer infiniment d’autres sextines, les règles du théâtre classique une codification de celles nécessaire à faire fonctionner le texte théâtral, les règles du sonnet une codification de celles nécessaires à l’engendrement de sonnets. Sans ces lois, il n’y a pas de technologie qui garantisse l’avènement du texte. Les tentatives surréalistes, notamment les "jeux" qu’ils codifient, sont peut-être, en ce sens, une tentative destinée à régulariser l’absence de règles au moment où ces technologies d’écriture s’avèrent inefficaces devant l’état auquel est parvenue la langue (Mallarmé, crise du vers). La recherche perpétuelle de formes différentes pourrait bien s’expliquer par une tentative d’adaptation strictement technologique de ces "machines à écrire" à l’évolution historique de la langue (Jacques Roubaud, La vieillesse d’Alexandre, Maspéro, 1978).

D’autres manifestations encore de ce fantasme de continuité peuvent également être remarquées dans les ambitions fatalement inachevées d’un Balzac, un Zola, un Jules Verne, un Proust, un Simenon... visant, dans une approche différente, qui n’en possède pas moins sa technologie -celle de l’illusion réaliste- à reproduire la permanence du monde par la continuité infinie des écrits.

Simplement les ambitions des créateurs sont limitées par leurs moyens. L’arrêt du texte est contenu dans le média qui le porte. Malgré les quelques tentatives de contournement signalées : textes découpés, cartes à jouer, textes à trous, "moulins à prières", etc... les possibilités autorisées par le média papier ne peuvent être que restreintes. Celui-ci n’autorise que des variations infimes sur un territoire réduit. Ses limitations matèrielles servent à justifier l’idéologie qui, en retour bloque l’imaginaire : texte définitif, éditions princeps, éditions critiques tendent à rejeter le principe de mobilité, celui de variation dans un à-côté du littéraire, imposant comme thème dominant à la littérature celui de l’œuvre parfaite au détriment de celui de l’œuvre en mouvement.

Si la plupart des tentatives combinatoires les plus élaborées (Saporta, Queneau, Perec, Butor) sont significativement contemporaines de la technologie informatique, ce n’est pas un hasard. Il y a fort à parier qu’il y en aura d’autres, de plus en plus élaborées et les toutes récentes tentatives d’écriture pour minitel dont témoigne ici même Frédéric Devolay, en portent témoignage. L’informatique, en effet, propose une solution nouvelle à cet ancien problème de l’inachèvement.

Dans les mémoires des ordinateurs, le texte, contrairement à ce qui se passe lorsqu’il est imprimé, n’a pas d’existence "matérielle", il n’existe qu’à l’état latent, ce n’est qu’un texte virtuel susceptible d’apparaître ou non, son état -il suffit pour s’en rendre compte de se servir d’un simple traitement de texte- aussi longtemps qu’il reste informatique n’est jamais achevé, jamais définitif. Il est virtuel donc mobile, engendrable et multiple :

L’illusion insconsciente excuse la solitude coupable. (18.84.89, 18 heures 02)

La disponibilité involontaire excuse la raison fautive. (18.04.89, 18 heures 03)

L’espièglerie a le parfum d’un bouquet de roses. (18.04.89, 18 heures 04)

La convoitise a ses plaisirs, l’exagération ses agrèments. (18.04.89, 18 heures 05)

etc...

Indéfiniment, l’ordinateur contenant ce programme (APHORISMES conçu pour l’exposition Les Immatériaux du Centre Georges Pompidou, 1985) génère ses textes. De même :

La lumière trame la crête, moment solitaire.

Loin du haut-fond, journée d’attente, je chantonne.

Altération des couleurs, clapotis de vague, je contemple l’arc-en-ciel.

18.04.89 14 heures 27

Paysage. A l’écart des flots j’aspire l’air.

Tout à coup, j’aspire le vent.

18.04.89 14 heures 29

Instant de lumière, une phosphorescence trame l’espace, ténuité du blond.

18.04.89 14 heures 30

Hors du nuage, des clartés aveuglantes éblouissent le pêcheur vif.

Je flageole, je ne regarde plus l’embellie.

Je siffle, je ne contemple plus les traînées.

18.04.89 14 heures 32

Pendant les quatre mois qu’a duré son exposition, cet autre programme, RENGA, a produit plus de 32 000 textes. Il suffit de le relancer, pour qu’imperturbablement il persiste emplissant l’objectivité extèrieure du monde d’une parole subjective. L’ordinateur, ainsi, offre la possibilité d’une écriture réellement infinie. Quelque chose comme un vieux rêve littéraire se trouve à portée de la main. Ceci au prix d’un supplément d’investissement technologique : avec la génération automatique (ou semi-automatique), l’écriture n’est plus écriture d’un texte, elle est écriture de la technologie d’un texte. Transportant l’écriture du plan ontologique au plan technologique, l’ancienne question-leurre -"qu’écrire ?"- qui ne dissimulait que bien mal l’affirmation primordiale -"écrire"- devient "comment écrire ?". Ecrire n’est plus que concevoir des modèles, définir des outils, des fonctions, dresser les plans d’une machinerie de l’écrit : écrire un métatexte.

D’une façon quelque peu paradoxale, au moment où le média permet d’approcher ce vieux rêve d’écriture infinie dont parle l’histoire de la littérature, ce n’est qu’au prix de l’éviction définitive de l’acte d’écrire tel que, jusque là, il a été conçu. Comme si, dans cette longue cohabitation entre l’écriture et sa technologie, le triomphe seul de la technologie permettait d’assurer celui de l’écriture sur la permanence du monde. Longtemps dissimulée, niée, refoulée même par l’idéologie du littéraire et notamment par celles toujours puissantes du génie et de l’inspiration, la technologie à l’œuvre dans toute écriture apparaît soudain au grand jour. Comme si l’écriture n’était pleinement écriture que lorsqu’elle est, pleinement, technologie.



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