L’art des formes programmées

février 2004.
 


La programmation est un nouveau matériau sculpté et modelé par les artistes. Dans la visée de Transitoire Observable, ce modelage passe par un travail sur la forme. Il s’agit d’une approche formaliste de cette dualité algorithmes/processus qui constitue la programmation. Ce qui est visé dans cette approche n’est ni le programme en tant qu’ensemble de lignes de textes ou de code bien formé, ni l’événement produit à l’exécution en tant que réalité audiovisuelle, mais le rapport qu’entretien cet événement avec, d’une part, la réalité algorithmique du code, et d’autre part la pragmatique de la lecture.

Le matériau sur lequel nous travaillons est la programmation conçue dans sa double dimension de dialogue. Dialogue d’un auteur avec, d’une part, un processus autonome qui lui échappe et qu’il est pourtant censé manager : le processus d’exécution physique du programme, et d’autre part la réalité pragmatique de l’activité du lecteur, réalité qu’il est également censé gérer mais qui lui échappe par bien des aspects dans cet échec de la communication qu’instaure, en définitive, le programme en cours de fonctionnement.

Le transitoire observable à la lecture, état multimédia produit par le programme en cours d’exécution, est le lieu de tous les enjeux. Lieu de la communication entre l’auteur et le lecteur, il cache, par un leurre de surface, celui de son apparente réalité audiovisuelle, un échec de communication (mais quel mécanisme a donc en réalité programmé l’auteur, entend-on souvent dire ou : comment fabrique-il cela ?). Lieu également déformé par tout le non-dit du programme, il trompe l’auteur. Échec de la communication, encore, que ce lieu dont les structures formelles observables sont incapables de rendre compte de celles, méta-stylistiques, qui lui ont donné naissance et qui ne sont implémentées que dans le seul programme.

Réussite de la communication, enfin, lorsque le lecteur a compris que sa position n’a plus rien à voir avec celle qu’il a dans d’autres dispositifs, comme les dispositifs audiovisuels ou celui du livre. Il lui est demandé de vivre, tout simplement, le phénomène interprétatif qui lui est offert par l’œuvre, phénomène non réductible au seul état transitoire observable dans l’espace-son de l’œuvre écranique. Cette vie de l’œuvre par la lecture n’est ni une assimilation, ni une compréhension ni un accomplissement. Avec ses points obscurs, ses échecs, ses raccourcis, ses interrogations et sa grande part de non-rencontre, l’activité de lecture participe pleinement au processus de l’œuvre, au même titre que le processus d’exécution auquel elle se confronte sur la machine. Réussite de la communication lorsque le lecteur comprend que sa lecture est une composante intrinsèque de l’œuvre, non réductible à la simple interprétation de cette autre composante qu’est le transitoire observable qu’il serait tenté de prendre pour l’œuvre. L’œuvre est un système dont la lecture est une des fonctions internes.

L’œuvre est un système complexe qui englobe la lecture et dont la programmation est le matériau travaillé par l’auteur. Il l’est à travers des formes spécifiques à ce matériau, invisibles à la lecture parce que la programmation n’est pas visible à la lecture : son produit seul l’est. Ces formes prennent corps dans le programme, en filigrane, délocalisées dans les algorithmes. Elles sont la traduction, sous forme de logique, d’une intentionnalité stylistique de l’auteur. Elles n’ont pas d’équivalent dans les autres arts parce qu’elles ne cherchent pas à suivre une loi physique d’un matériau visuel ou audible. Elles n’ont pas non plus d’équivalent dans « l’art » informatique de la programmation, c’est-à-dire dans l’artisanat de la programmation. Il ne s’agit pas ici de trouver la « bonne méthode » de programmation. La forme méta-stylistique dont nous parlons n’est pas une forme informatique qui caractériserait un programme techniquement bien écrit, ni une forme textuelle qui caractériserait le code alors compris comme un texte producteur. Les formes méta-stylistiques sont totalement arbitraires. Elles ne répondent qu’à une intentionnalité spécifique de l’auteur. Mais elles gèrent comme autant d’impulsions ou de contraintes le transitoire observable. Ainsi, les formes de surface dans ce transitoire observable sont-elles des instances produites par cette forme méta-stylistique qui n’est jamais énoncée dans l’œuvre, sous quelque forme que ce soit, au lecteur. Elle ne peut être explicitée que dans un paratexte ou une analyse, ce qui montre bien que le lecteur, rôle dans le système de celui qui exerce l’activité de lecture, ne saurait être le destinataire de cette œuvre, contrairement à l’individu qui tient momentanément cette activité. Ainsi, l’œuvre possède en elle une double part d’intimité : celle du programme, domaine réservée de l’auteur, et celle du lecteur, à travers la manipulation ergodique et l’interprétation cognitive qu’il réalise.

L’œuvre n’est pas conçue pour satisfaire un lecteur ou en vue d’être lue comme peut l’être un livre ou une vidéo. Elle est conçue pour elle-même, en vue de s’exécuter, car son fonctionnement physique est sa raison d’être. Mais elle est n’est pas conçue comme une machine, un automate, un réflexe de Pavlov, un parnasse du fonctionnement-pour-le-fonctionnement. Elle est conçue pour se confronter à l’intentionnalité de l’auteur d’une part, à celle du lecteur d’autre part. C’est cette double confrontation qui rend l’auteur et le lecteur si proches parce que démunis devant elle. C’est elle qui transforme l’œuvre programmée en œuvre d’art programmée, transformation qui se manifeste dans la forme méta-stylistique.

Philippe Bootz, présentation alire 12, Berlin, P0es1s 2004



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