LA TRAVERSEE DE L’ATLANTIQUE

La conférence/Festival e-poetry 2005 à Londres
vendredi 3 février 2006.
 


Je craignais qu’e-poetry 2005 ne se déroulât cette fois encore aux Etats-Unis. Les conditions étant ce qu’elles sont, l’accueil des touristes sur le sol américain étant assimilé à celui de criminels potentiels, je n’avais aucune envie de m’y rendre. Heureusement, le fondateur historique d’e-poetry, Loss Pequeno Glazier, a eu l’excellente idée d’ouvrir e-poetry à la vieille Europe en délocalisant la troisième édition à Londres, ce qui, sans être aventureux, peut malgré tout être pris pour de l’audace. La conférence s’est tenue au cœur de Londres, derrière le British Museum, dans les locaux du Birkbeck College de l’Université de Londres, au Centre de Recherche des Poésies Contemporaines, accueillie par le directeur du Centre, le Professeur William Rowe. Je tiens d’abord à féliciter les organisateurs de la Conférence pour la perfection de leur hospitalité ; amphi vaste et confortable, organisation sans faille, assistances technique et administrative excellentes d’efficacité, pauses déjeuner gastronomiques bien que britanniques, rien n’avait été laissé au hasard et tout à fonctionné à merveille. Au point de vue si agaçant de la technologie, si je compare avec notre première rencontre, en 2001, je ne peux que me féliciter des améliorations considérables de la technologie informatique. Maintenant, les ordinateurs marchent sans accroc, les grands écrans renvoient les images, plus besoin de se mettre à quatre pattes sous les tables à la recherche des câblages, la technique nous sert sans déficience. Lors de l’enregistrement des participants, un doute, une crainte m’a pris. Bien sûr, il est très agréable de retrouver ce que je peux appeler les copains : « hi Jim », « hey Lawrence », « Hoi Loss », « salut Philippe », « hwryou John ».... », »bonjour Jean-Pierre » Cependant je m’inquiétais à l’idée de ne revoir que des visages connus, ce qui aurait été le signe d’un essoufflement certain. Heureusement, le Festival lui-même est venu infirmer ce que cette première impression pouvait avoir de négatif. La matière est riche, les possibilités sont nombreuses. Aussi, pour éviter la monotonie d’une présentation mécaniste des intervenants, un tel a fait ça, tel chercheur a dit ça.... Je préfère regrouper en quelques grands axes les tendances telles qu’elles me sont apparues au cours de ces trois journées et demi très remplies. Le moins qu’on puisse dire est que la question de savoir ce qu’est l ‘e-poetry et ce que par conséquent elle n’est pas a été largement débattue. Un de principaux mérites d’e-poetry 2005 a été d’ouvrir le débat, de poser des questions, de créer les conditions d’une rupture possible. Comme je le disais, il y avait les « vieux », les habitués. Ainsi, Jim Rosenberg s’est montré pareil à lui-même en nous présentant une série de ses Diagram Poems, couches de mots qu’un clic fait monter à la surface et qu’il lit au fur et mesure de leur découverte. John Cayley nous a fait revivre ses mystérieux poèmes changeants, qui semblent ne jamais devoir ou pouvoir se cristalliser, faire complètement sens, devenir des séries de mots, des phrases compréhensibles. Philippe Bootz nous a présenté une nouvelle version de l’œuvre en devenir Passage. Si on en était resté là, un public clairsemé aurait assisté à une répétition des Festivals précédents. Toutes ces œuvres ont en commun non seulement d’avoir été créées pour l’ordinateur, mais surtout de ne pouvoir être visibles sur aucun autre support. Elles correspondent très exactement à la définition à la fois restrictive et enrichissante de l’art sur ordinateur, une forme artistique qui en aucun cas ne peut se passer du support informatique. Il en va de même pour l’impressionnante Fictions d’Issy de Jean-Pierre Balpe dont la présentation s’est faite dans une salle au souffle coupé, devenue totalement silencieuse. Fictions d’Issy comme ...nographies sont des œuvres qui mêlent les supports de communication, qui s’ouvrent à l’espace public puisque Fictions d’Issy s’empare même de toute une ville, que ...nographies est un concert joué dans des salles de théâtre. Il n’en reste pas moins que les technologies mises en œuvre, les générateurs de texte principalement, ne peuvent jamais être remplacés par une autre quelconque forme d’écriture. Il en va de même pour le Qwerty Octet avec lequel Talan Memmott a ouvert la conférence. Talan souhaiterait que son travail s’ouvre sur les autres médias en y intégrant des performances de musiciens, en y confrontant les parties programmées et les moments « réels », de chair et d’os, dispositif que maîtrise parfaitement Balpe. Cette tendance à vouloir ouvrir l’électronique au vivant, au ici et maintenant des corps, d’acteurs et d’un public se retrouve aussi dans Baila de Loss Pequeno Glazier qui a lu des phrases obtenues par la combinatoire, illustrées de formes visuelles at random et servant de base, ou de prétexte, à une performance menée par trois danseuses. Mêler les arts, dépasser le non-espace et le non-temps de l’électronique pour se réinsérer dans une réalité physique que je qualifierais de mortelle semble un désir profond de plusieurs collègues. Une variante de ce désir de ne pas rester coincé dans la boîte électronique est cette tendance qui avait déjà été abordée à Morgantown en 2003 et que j’appelle la poésie VJ. L’intervention en deux moments de Jeorg Piringer est je trouve on ne peut plus illustrative. Il nous a présenté l’après midi l’interface qu’il a créé lui-même et qui sert à produire ce qu’il nous a montré le soir. Je suis resté pendu aux lèvres de Jeorg quand il a présenté le programme qui lui sert à créer ses images-lettres. Le Realtime Interactive Poetry Generation est un splendide exemple de software art, où l’œuvre consiste en la création d’un programme ou d’un logiciel. Des exemples moins convaincants de software are nous avaient été présentés plus tôt par le chercheur danois Soren Pold. Le software art est je pense une discipline à part entière des arts programmables, bien plus enracinée dans les potentialités de la machine que le code art, dont souvent on ne sait s’il s’agit de texte présenté comme du code ou de code lui-même. Par contre, le fait de faire tourner ad libitum le programme sur grand écran est bien moins agréable. Je me suis vite ennuyé à la performance qui durait vraiment trop longtemps, succession d’images faites de lettres et de signes graphiques, belles c’est sûr, mais ô combien semblables. Le spectacle d’images générées sur ordinateur souffre du principe de la génération même, en temps réel. A priori, aucune limite de temps n’est justifiée autre que la patience du public. Dans une fête, une house party, on danse, on essaie de parler par-dessus le bruit, on drague ou on boit, bref, on s’occupe. Assis dans un amphithéâtre, ces variations sur grand écran accompagnées de musique techno sont nettement moins longuement supportables. Tellement peu supportables même, qu’à la présentation des poèmes en images quasi-subliminales de Justin Katko nous avons été plusieurs à devoir quitter la salle, la rapidité des stimuli nous rendait malades. Il y a sans doute des vitesses de changements que l’œil et le cerveau ne supportent pas. Tous les participants que je cite étaient déjà présents à Morgantown, y compris Sandy Baldwin, qui il y a deux ans était le co-organisateur du festival, et Maria Mencia qui nous a cette fois montré un travail réalisé en Australie, pas vaiment de l’e-poetry, puisque son projet traite plutôt autour des mots dans la cité, celle de Melbourne, de la diversité des langues et des cultures, mais dont la très belle présentation était en elle-même une œuvre de poésie électronique, les mots allant dans tous les sens de l’écran, selon la volonté de Maria, qui les posait sur l’écran, les déplaçait, les ôtait ou les faisait aller plus ou moins vite. J’espérais beaucoup des noms que je ne connaissais pas et sur lesquels je souhaitais mettre un visage, une action, une œuvre. Dès le jeudi matin, j’avais été favorablement impressionné par ...Reuseument de Jérome Fletcher. Malheureusement, il est parti dès sa prestation faite, et je n’ai pas eu le temps de lui poser de questions sur son travail ni s’il en avait fait d’autres du même type. Toutes ces présentations pouvaient peu ou prou être considérées comme de l’e-poetry. Différentes variantes étaient déclinées, ce qui démontre la richesse et la variété des formes qu’elle peut prendre. Il en a été tout autrement lors de la lecture de Judd Morrissey et Lori Taley et plus encore avec UK&, chaperonné par John Sparrow. J’avoue n’avoir rien compris à la conférence de Judd & Lori, en compagnie de Hyejin Yun. S’agissait-il d’une œuvre littéraire, artistique ou de recherches sur le sens de mots afin d’aider les internautes à amadouer les moteurs de recherche ? The Error Engine, l’installation ( ?) à moins que ce ne soit un interface ( ?) se présente comme la réinterprétation de textes par la machine, celle-ci relisant et réinterprétant constamment, en temps réel, le matériel qui lui est ou serait soumis. Lori et Judd ont lu à tour de rôle, longuement, chacun à un bout de la scène assis à une table avec devant soi un ordinateur portable, quelque chose comme des pages d’un roman, une prose de facture très banale, qui semblait parfois revenir sur elle-même, comme un copier-coller qui serait peut-être automatique, sans que je puisse me rendre compte qui avait écrit quoi, si du texte avait d’abord été donné à la machine, auquel cas elle le réinterprétait, mais qui faisait quoi, quelle influence les lecteurs avaient-ils sur le texte qui semblait se développer sous leur yeux ? Y avait-il interaction entre la machine et les lecteurs à leur table ? Je n’ai aucune réponse. Le texte, dans sa banalité laborieuse, me paraît très loin des réussites des générateurs tels ceux que notamment Jean-Pierre Balpe a développé il y a déjà bien longtemps. Si l’œuvre de Judd et Lori peut encore passer pour de la littérature électronique, les performances de UK&, London under Construction et Elisabeth Jane Burnett ont eu les mérites douteux de chasser de la salle certains participants et de poser la question de la nature de la poésie électronique. Lire à haute voix des emails n’a rien d’électronique, donner une rose jaune en demandant de dire un numéro, le taper sur un téléphone portable et dire la phrase qui correspond à ce numéro non plus. Sans doute est-ce le fait d’une génération qui est née avec l’ordinateur déjà présent dans son environnement immédiat, qui a joué avec étant gosse et qui s’en sert sans curiosité ni intérêt. L’ordinateur est normal, c’est un écran pour y voir des films, pour y lire des messages, y chercher des renseignements, en écoutant des chansons. J’ai eu la très nette impression que les poètes électroniques en herbe se fichaient complètement des capacités de la machine à gérer, transformer ou créer des données. Que pour eux il n’y a aucune différence entre un ordinateur et un téléphone puisque chaque appareil offre les mêmes services. Nous utilisons tous l’ordinateur comme un robot domestique, pré-programmé à des tâches spécifiques par l’industrie et le marché. Ne pas savoir, ou ne pas vouloir apprendre à s’en servir pour une infinité d’autres tâches révèle une pauvreté imaginative et une paresse intellectuelle que je ne soupçonnais pas. Rien pour le web, aucune œuvre programmée, pas de génération automatique, aucune combinatoire. Des vieilleries artistiques comme ce faux cinéma 3D aux antiques lunettes rouges et vertes, il règne dans une partie du monde de l’art une déplorable confusion qui assimile l’utilisation de moyens modernes de communication à une garantie en soi de contemporain, d’innovation. Il ne suffit pas de taper des SMS pour être un poète au génie innovant. A Londres, cette confusion a été abondamment étalée. Je pense qu’une de nos priorités est d’y mettre fin. Ce que j’avais à dire me gêne, comme m’a mis mal à l’aise ce que j’ai vu à cette troisième édition d’e-poetry. C’est la raison pour laquelle j’ai mis du temps à terminer la rédaction de ce rapport. Le champ de la poésie électronique est vaste entre l’art purement programmé tel que Transitoire Observable l’illustre et toutes les variantes d’art assisté par ordinateur. Je pense notamment au nouveau souffle qu’y a gagné la poésie sonore et dont la performance magistrale de Lawrence Upton a été une enthousiasmante illustration. Même s’il continue d’être terriblement minoritaire, l’art électronique se porte bien. J’en ai vu trop peu, et j’ai assisté à trop de représentations qui n’en étaient pas. La conférence de cette année a agi comme un révélateur. Il est urgent de recentrer la poésie électronique, d’en montrer les pistes et les enjeux. Ce sera pour la prochaine édition.

Patrick-Henri Burgaud octobre 2005



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