Poésie numérique : la littérature dépasse-t-elle le texte ?

colloque e-formes, St Etienne, 2005
lundi 20 février 2006.
 


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1 La poésie numérique au basculement d’une trajectoire.

1. 1 Du texte au signe

. D’un art littéraire, la poésie est devenue au cours du XX° siècle un art sémiotique général. Cette évolution n’est pas incompatible avec sa nature si on considère, comme l’affirme Jerome Mc Gann, qu’elle consiste à « prendre son activité textuelle comme objet de base », rejoignant en cela la fonction poétique que Jakobson énonce à propos de toute communication. C’est précisément l’universalité sémiotique de cette fonction qui a permis à la poésie d’investir de plus en plus intensément le côté matériel du signe. Ce que les divers mouvements d’avant-garde prennent pour objet, ce n’est plus, en général, le tissage de signes qu’est le texte mais le signe en tant qu’unité, ce signe fût-il un texte. La remarque de Franz Mon « J’en suis venu à considérer qu’un seul mot, placé sur une feuille blanche, constitue déjà un poème, et qu’y ajouter un deuxième mot précis représente déjà un processus poétique extrêmement délicat » me semble tout à fait caractéristique de ce déplacement du texte au signe qu’opère la poésie contemporaine, même si, in fine, elle en revient au texte : les constellations de Franz Mon et des poètes concrets sont bien des textes. Cette focalisation sur le signe peut être vue comme une perte, perte des richesses du texte linguistique - mais celui-ci reste travaillé par la narration et les formes plus traditionnelles de poésie - ou comme un gain : elle oriente la poésie sur le monde sémiotique général et lui donne un nouveau dynamisme. Les formes mises en place par les mouvances concrètes, visuelles et sonores utilisent des systèmes pluricodes dans lesquels des sémiotiques différentes s’entrecroisent. Elles insistent notamment sur la matérialité de ces signes, c’est-à-dire, dans la définition tétradique du signe prônée par Jean-Marie Klinkenberg , sur le « stimulus » du signe, assignant à celui-ci un véritable statut sémiotique. Cette prise en compte effective de la matérialité du signe, étrangère à l’approche linguistique, conduit naturellement à la prise en compte du dispositif de monstration au sein même de l’activité poétique. Celle-ci se manifeste effectivement dans la poésie sonore qui intègre depuis ses origines en 1953 la dimension technique. En cela, les poèmes sonores sont déjà des technotextes au sens où l’entend Katherine Hayles , c’est-à-dire des textes qui se penchent sur leurs conditions techniques d’existence.

1. 2 L’impact du médium informatique

1. 2. 1 Un signe dual.

L’utilisation du médium informatique produit deux déplacements sur cette trajectoire liés, pour le premier, à la calculabilité, et pour le second à certaines propriétés du medium informatique lui-même. La calculabilité transforme le signe traditionnel. Même si, dans la sémiotique classique, le signe est un construit et non un donné, celui-ci, une fois établi, n’est plus qu’interprétable. L’informatique introduit des signes programmatiques capables de mettre en œuvre un processus lui-même créateur de signes. Le signe est donc en quelque sorte dual, il possède deux versants qui ne sont pas équivalents. Ils le sont d’autant moins que l’un, le texte-auteur, qu’on peut grosso-modo identifier au programme dans une œuvre programmée, est tout entier situé dans la sphère de l’auteur et que l’autre, le texte-à-voir, qu’on peut identifier à la face du signe traditionnellement perçue par le lecteur, est tout entier situé dans le domaine du lecteur. Cet éclatement du signe traditionnel, c’est-à-dire uniquement composé de médias, dans deux espaces distincts et étanches n’est pas tant lié aux méthodes de création qu’à la labilité technique des outils de monstration. L’éclatement n’est pourtant pas total car ces deux faces du signe sont liées par un processus d’exécution. Autrement dit, le texte-auteur possède un caractère performatif sans lequel le texte-à-voir ne saurait exister. Ces deux signes, bien qu’agissant d’un point de vue sémiotique dans deux espaces distincts, sont indissociables l’un de l’autre, tant d’un point de vue technique que d’un point de vue sémiotique. Ce sont les deux faces du signe programmatique.

1. 2. 2 Approche axée sur le texte-à-voir

Si on privilégie le seul texte-à-voir, l’identifiant momentanément à l’œuvre, alors on peut considérer comme le fait Katherine Hayles que celui-ci constitue un « technotexte ». La calculabilité, utilisée dans les générateurs ou les animations, et la structure hypertextuelle sont autant de caractéristiques du texte-auteur qui affleurent dans le texte-à-voir et sont indicées par les réactions du programme aux actions du lecteur ou par la reconnaissance d’un modèle de comportement clairement algorithmique dans les médias du texte-à-voir. Philadelpho Menezes a le premier, en 1994 , perçu l’impact sémiotique de la calculabilité sur le texte-à-voir. Il parle à son propos d’intersigne et considère l’entité que je dénomme texte-à-voir comme « une circulation entre signes de différents codes » . Une telle circulation s’observe également dans les animations syntaxiques telles que celles développées par L.A.I.R.E. dès les années 80. Comme son nom l’indique, l’animation syntaxique n’anime pas les mots mais la syntaxe elle-même, le mouvement de mots n’étant qu’un des moyens possibles pour réaliser la transformation temporelle de cette syntaxe. Elle constitue un cas particulier de système intersigne en créant une circulation entre une syntaxe temporelle provenant de l’oral et une syntaxe spatiale provenant de l’écrit. L’animation syntaxique montre clairement que l’intersigne n’est pas réductible au pluri-média puisqu’elle n’utilise qu’un seul média, le texte linguistique, pris dans deux systèmes linguistiques distincts : celui de l’écrit et celui de l’oral.

1. 2. 3 La lecture comme principe génératif

. On peut également considérer que les animations syntaxiques détruisent le média texte en semblant le préserver. Plus exactement, elles détruisent toutes les articulations inférieures au niveau global du texte : les graphies de mots ne sont plus des mots car leur statut linguistique fluctue dans le temps ou l’espace et peut même dépendre de la stratégie de lecture comme dans À bribes abattues ou Retournement . On peut, de la sorte, construire des textes combinatoires sans utiliser aucun algorithme, uniquement en jouant sur les basculements possibles de la lecture entre ces deux modes. Dans ces textes la signification construite dépend du processus physique de lecture. Ainsi, l’imbrication des choix de lecture dans la définition sémiotique du texte invite à dépasser les approches du technotexte et de l’intermédia et à considérer que le texte ne peut être abordé autrement qu’en termes de points de vue de lecture. Le texte ne constitue plus une entité stable, il est relatif à un point de vue. Ce principe est amplifié dans le poème « à lecture unique » passage . Il s’agit d’une forme spécifique qui n’utilise ni l’aléatoire ni la combinatoire et qu’il est pourtant impossible de relire. Ce poème, bien que publié sur cédérom, est insensible à l’arrêt de la machine, de sorte que le lecteur poursuit inexorablement la même lecture, d’exécution en exécution, jusqu’à une phase répétitive générée à partir des informations qu’il a précédemment rentrées. Il convient alors de distinguer la lecture proprement dite, activité purement sémiotique, de la lacture, activité technico-sémiotique qui consiste tout à la fois à activer le programme et à démarrer une session de lecture. Dans le « poème à lecture unique », les lactures successives poursuivent la même lecture. Le poème se moule alors au lecteur de sorte qu’il devient difficile, voire impossible, pour deux lecteurs coprésents lors d’une lacture, voyant donc le même texte-à-voir, de lire la même chose. Pour l’un, le texte-à-voir contiendra des réminiscences intertextuelles de fragments antérieurs qui échapperont à l’autre. Par ailleurs, le poème est conçu pour se développer sur une durée beaucoup plus longue que celle durant laquelle le public accorde habituellement de l’attention à un poème animé. Le lecteur se trouve ainsi incité à stopper la lecture et à la reprendre ultérieurement. Ne pouvant relire ce qui a déjà été lu, le lecteur n’a jamais l’ensemble du texte sous les yeux et une bonne partie de la signification qu’il construit repose sur le souvenir des fragments antérieurs.

1. 2. 4 La lecture manipulée.

L’informatique permet également de manipuler l’activité de lecture depuis l’intérieur des produits de l’œuvre (programme, texte-à-voir) qui deviennent ainsi les instruments de cette manipulation, une interface et non plus des produits finis. Ils instrumentalisent en effet la manipulation du lecteur par l’auteur, de sorte que l’activité de lecture doit alors être considérée comme un signe interne à l’œuvre et non plus comme une activité externe s’appliquant sur une œuvre. L’œuvre transforme alors la lecture en performance. Deux cas de figure peuvent se produire. Soit le lecteur est informé des modalités de cette manipulation depuis l’intérieur du texte-à-voir, soit les indices de cette manipulation, ou du moins de sa signification, ne sont pas dévoilés dans le texte-à-voir. Dans le premier cas, on pourra considérer que l’œuvre est « jouable » au sens où l’entend Jean-Louis Boissier . Dans le second cas, elle ne sera pas jouable bien qu’impliquant l’action aussi fortement. Ce second cas constitue l’esthétique de la frustration qu’explore nombre de productions du collectif Transitoire Observable . La conception de la « lecture manipulée » semble contredire celle de la lecture générative présentée ci-dessus. Elles sont en fait complémentaires et leur complémentarité oblige simplement à scinder l’activité traditionnelle de lecture en deux composantes distinctes. L’une, que je continue de nommer lecture, s’attache plus spécifiquement aux aspects traditionnels de la lecture : aspects affectifs et noématiques, alors que l’autre, dénommée méta-lecture, s’attache principalement aux aspects cognitifs et intellectuellement esthétiques. Ces 4 aspects sont en faits présents dans les deux types d’activité, mais avec une pertinence et une efficacité variable selon les situations, ce qui oblige à les distinguer. Ainsi, la lecture consiste en l’interprétation (affective, cognitive, esthétique), du texte-à-voir et s’avère parfois insuffisante pour découvrir la totalité des aspects esthétiques et cognitifs présents dans l’oeuvre. La méta-lecture consiste en l’analyse des comportements du lecteur et de l’exécution. Elle nécessite de connaître des informations sur le programme généralement données par l’auteur dans des notes explicatives et non directement dans le texte-à-voir. Elle donne donc un accès plus précis aux caractéristiques esthétiques programmés et à l’intentionnalité de la manipulation (aspect cognitif). En revanche, elle ne s’intéresse pas au contenu du texte-à-voir et ne saurait se substituer à la lecture. Inversement, la lecture, engageant le lecteur dans son action et son affecte, l’empêche de maintenir en permanence le recul nécessaire à l’observation des processus et interactions en jeu que constitue la méta-lecture.

1. 2. 5 Impact sémiotique du medium informatique.

Par ailleurs, le texte-à-voir n’est pas, comme on aurait tendance trop souvent à le croire, le simple résultat logique de l’exécution des algorithmes contenus dans le texte-auteur. Le processus d’exécution utilise également d’autres sources comme le code du système d’exploitation et les divers paramétrages techniques de la machine, de sorte que le résultat perceptible de l’exécution d’un programme quel qu’il soit, résultat que je nommerai transitoire observable car il n’est que l’état transitoire et observable d’un processus en cours d’exécution, varie, ne serait-ce que dans ses aspects esthétiques, d’un environnement informatique à l’autre et d’une époque à une autre. Le texte-à-voir est totalement virtuel et inconnaissable par l’auteur, il n’est pas potentiel dans le programme ni dans le texte-auteur même si de nombreux aspects de celui-ci peuvent effectivement s’y trouver. La durée de vie synchronique d’une œuvre, c’est-à-dire la durée pendant laquelle un lecteur peut espérer observer sur sa machine le même phénomène esthétique que celui observé par l’auteur sur la sienne, est réduit à quelques années. La face du signe observable par le lecteur possède ainsi une vie propre que ne possède pas le programme qui, lui, est immuable. La prise en compte de ces particularités propres au médium informatique amène à développer des œuvres dans laquelle l’interactivité se joue toute entière dans l’écriture du programme considéré comme porteur par procuration d’une intentionnalité non technologique de l’auteur. Dans cette interactivité, le programme ne s’adresse plus au lecteur mais à l’auteur. Elle se manifeste à l’exécution par un dialogue entre le programme et la machine sur laquelle il tourne qui repose sur des mesures non perceptibles par le lecteur. Plusieurs approches du collectif Transitoire Observable vont dans ce sens, que ce soit mon approche de la génération adaptative ou la prise en compte effective par Xavier Leton dans un et un et pas de deux des possibilités de monstration différentes selon le navigateur. Dans tous les cas, cette approche revient à asservir la logique même du programme de l’œuvre à des méta-règles esthétiques, l’asservissement étant réalisé par des contraintes technologiques et non par le lecteur. Il y a pourtant là un nouveau champ d’exploration pour la poésie que le collectif Transitoire Observable dénomme « les formes programmées ». La question posée est la suivante : quelles formes esthétiques nouvelles peut-on construire qui véhiculent un double projet esthétique ; inscription d’une intentionnalité esthétique au sein de la technologie et construction au sein du transitoire observable d’un projet esthétique qui s’en déduit mais n’en est pas la reproduction. Dans les formes programmées, le projet esthétique concerne l’ensemble du dispositif : le programme, l’exécution et le transitoire observable. Il n’est pas réductible au seul texte-à-voir. En ce sens, la forme programmée n’est plus un poème inscrit sous forme numérique mais une expression de la poétique du dispositif. C’est pourquoi elle présente plus de points communs avec certaines propositions de l’art numérique qu’avec une poésie de l’écran. Ajoutons à cela des propriétés comme l’interactivité et la fragmentation, voire la dispersion des fragments sur le Web comme le fait Jean-Pierre Balpe dans la disparition du général Proust , ou encore l’utilisation esthétique du syndrome d’Elpenor, c’est-à-dire la désorientation de localisation qui accompagne la navigation , comme le fait Patrick-Henri Burgaud dans The house of the small languages et il devient évident que la question du signe esthétique ou poétique ne peut plus être traitée sans la prise en compte des fonctions qu’il suscite, principalement celles de la lecture et de l’écriture : la poésie numérique devient une littérature du dispositif, elle prend en compte l’ensemble de la situation de communication qui s’instaure, à travers l’œuvre, entre l’auteur et le lecteur ou entre lecteurs différents.

2 La prise en compte de signes procéduraux ou inlisibles à travers quelques exemples.

2. 1 La double lecture et ses conséquences.

L’interactivité permet à l’auteur de construire de nouvelles figures de rhétorique. La plus ancienne repose sur le phénomène psychologique de la « double lecture ». L’interactivité, parce qu’elle est relative au sujet et non au programme, comporte une dimension de représentation qui projette par des signes iconiques l’activité de lecture au sein même des signes lus . Le mouvement du curseur de la souris est l’un de ces signes. Le signe ici n’est pas le curseur lui-même, indice de la dimension interactive, mais son mouvement qui est bien un processus iconique au mouvement de la main. Il s’agit là d’un signe programmatique : il est programmé (pas par l’auteur)et son volet observable est un processus physique. Dès lors, le texte-à-voir possède une forte composante réflexive, le lecteur étant invité à « lire sa propre lecture », à lui donner un sens en relation avec les autres signes du texte-à-voir. Ce phénomène, dénommé « double lecture », met en cohérence l’activité de lecture et le transitoire observable. Elle n’est donc pas du même ordre que la méta-lecture, la double lecture fait partie intégrante de la lecture même si elle peut parfois gêner la perception du texte-à-voir, gêne que Voies de faits de Jean-Marie Dutey exploite. La double lecture est utilisée dans de très nombreuses stratégies d’écriture des années 80 qui visent à réorganiser la conception que se fait le lecteur du dispositif de communication par l’oeuvre. La réorganisation opère grâce à une conséquence possible de la double lecture : l’inversion interfacique. Celle-ci consiste à considérer que le message est contenu dans l’interface et non dans ce qui avait été initialement considéré comme le texte-à-voir. Une œuvre de 1993 de Jean-Marie Dutey, Interface is message , développe cette affirmation en jouant sur une représentation de l’interactivité à la première et à la seconde personne. Cette personnification de l’interactivité est aujourd’hui reprise dans des sites commerciaux . L’inversion interfacique n’annule pas la lecture que le lecteur a précédemment faite de ce texte-à-voir, elle la complète en introduisant des niveaux de création de sens liés au dispositif lui-même et non plus aux médias, niveaux que le lecteur avait initialement évincés dans la séparation qu’il avait opérée sur le transitoire observable entre interface et texte-à-voir. Jean-Marie Dutey le montre dès 1992, soit un an avant l’avènement du cédérom culturel, dans son œuvre Les mots et les images . Dans l’inversion interfacique, le texte-à-voir est considéré comme « interface » nécessaire au fonctionnement de l’interface car une interface ne peut fonctionner sans contenu à interfacer. L’inversion interfacique constitue une figure de rhétorique dont le degré perçu est le texte-à-voir et le degré conçu est l’inversion qu’opère le lecteur entre texte et interface. Elle opère, comme toute figure de rhétorique, en trois temps . Le premier est la construction d’une cohérence textuelle à la lecture du texte-à-voir, une isotopie. Le second temps consiste en la découverte d’une incohérence lors de la navigation. Le niveau révélateur ainsi mis en œuvre est celui du contexte des fragments, l’allotopie porte sur la cohérence fonctionnelle : le texte-à-voir n’est plus correctement interfacé. Le troisième temps consiste à construire un degré conçu. Dans ce cas particulier, celui-ci porte sur la séparation entre texte-à-voir et interface qu’opère la lecture sur le transitoire observable. Autrement dit, le niveau révélateur est celui, procédural, de la formation même du transitoire observable. La rhétorique, ici, ne porte pas sur un signe formé de médias mais sur un signe formé de processus. Le niveau porteur est celui du résultat obtenu en niant le caractère procédural (les signes n’y sont pas des processus mais des médias), le niveau formateur est le niveau procédural (les signes y sont des processus autant que des médias). Notons que, comme dans toute figure de rhétorique, c’est le lecteur qui porte la responsabilité du sens. Il peut très bien décréter que le logiciel est buggé ou l’œuvre ratée et passer à côté de la figure. L’inversion interfacique revient à attribuer une signification au programme en tant que programme générateur, doté de niveaux de signification propres indépendants de ceux du texte-à-voir.

2. 2 Les générateurs automatiques de textes.

Les générateurs automatiques développés par Jean-Pierre Balpe depuis les années 80 se distinguent des générateurs combinatoires oulipiens. Ils utilisent des algorithmes qui ne combinent pas des paradigmes dans des syntagmes mais qui construisent des textes à partir d’un dictionnaire et d’une grammaire qui se développe sur une approche pragmatique du domaine sémantique exploré par le texte. Il est même possible de recréer le style d’un auteur. La relation très forte que le texte-auteur entretient avec le texte-à-voir a conduit Jean-Pierre Balpe à énoncer une théorie du méta-auteur dans laquelle le caractère performatif du programme met l’auteur à distance du texte-à-voir généré considéré comme l’œuvre par Jean-Pierre Balpe. À cette posture d’éloignement de l’auteur à « son œuvre » répond la posture d’éloignement du lecteur au texte-à-voir, puisque ce dernier ne se présente que sous la forme de fragments non liés, ce qui l’oblige à réorganiser sa lecture. Le générateur automatique va donc plus loin que les animations dans la prise en compte du dispositif de communication comme dispositif littéraire. Cette réorganisation de la lecture repose encore sur la double lecture. La figure de rhétorique est de même nature que l’inversion interfacique. Elle revient à doter le programme d’un niveau de signification propre indépendant du texte généré. Elle opère également sur le niveau porteur du texte généré, l’isotopie consistant en la cohérence spatio-temporelle du fragment généré. Le niveau révélateur est ici celui de la narration, de la mise en cohérence des fragments. L’allotopie est l’incohérence spatio-temporelle persistante entre les fragments. Le niveau révélateur est également le niveau procédural, c’est-à-dire la prise en compte du dénominateur commun entre les fragments qui est le générateur. Ce niveau est indicé dans le transitoire observable par la persistance de l’interface extrêmement simple puisque qu’elle ne comporte parfois que deux boutons : « générer » et « quitter ». Le lecteur peut, dès lors, chercher les indices du modèle génératif dans les fragments suivants (répétitions, fautes, combinaisons...) mais il faut avoir une très grande habitude du générateur pour les détecter.

2. 3 L’esthétique de la frustration.

Le terme « esthétique de la frustration » a été forgé en 1993 lors de la présentation publique de la première maquette programmée de passage. C’est Jean Clément qui avait relevé le caractère frustrant de cette poésie qu’on ne peut relire. Pourtant, le terme recouvre aujourd’hui une esthétique qui verra le jour en 1997 avec Stances à Hélène . L’esthétique de la frustration consiste à attribuer, dans le projet d’écriture, une valeur sémiotique à l’activité et aux réactions du lecteur. Autrement dit, à considérer que l’activité de lecture elle-même, dans son aspect béhavioriste, fait partie du texte. La signification de ce signe ne peut être détectée lors de la lecture du texte-à-voir contrairement aux indices qui conduisent à la double lecture. Le lecteur, dans sa lecture, n’est pas destinataire de ce signe. En ce sens, ce signe est inlisible : il est géré par le programme mais ne possède pas de face visible dans le transitoire observable, il ne peut être perçu que par une méta-lecture. On peut comparer la situation à ce qui se passe dans les installations multimédias. Les spectateurs sont amenés à faire des gestes ou prendre des positions qui les transforment parfois, à leur insu, en danseurs, ce que peuvent constater les autres spectateurs. Pourtant, cette situation n’est pas perçue par celui qui la vit, qui lit, mais par celui qui regrade avec un regard extérieur. Dans l’esthétique de la frustration, le lecteur est manipulé par le programme. Il peut s’en suivre une frustration s’il aborde le poème avec un comportement inadapté et des modalités de lecture classiques, cherchant une cohérence à la fois globale, locale et constante. Il n’y a pas de frustration lorsqu’il accepte de voir le sens lui échapper en partie, ce qu’il remplace par une activité créative ou un rapport ludique avec l’interface. Par exemple, dans Florence Ray de Patrick Burgaud, le lecteur reproduit dans sa navigation l’égarement, l’enfermement, la fermeture du destin qui mène à la prison, l’incohérence, le vide, la lassitude, le désespoir de Florence Ray. Les blocages et le manque de repère l’invitent constamment à quitter le poème. Ce qui compte ici n’est pas tant de lire l’œuvre, bien qu’elle « se donne » vraiment à lire, mais à expérimenter quelques pas de ce parcours dans lequel le personnage de Florence l’accompagne bien que toute à son absence amoureuse. Même l’action de quitter le programme avant la fin, le suicide poétique, fait signe dans l’œuvre. De façon générale, l’échec de lecture est impossible dans l’esthétique de la frustration, tout comme l’absence de lecture : toute attitude du lecteur est signe dans l’œuvre et fait sens. Le rapport iconique entre l’attitude du lecteur et des rapports vécus possibles au sujet finalement traité dans l’œuvre permettent d’utiliser le dispositif poétique, notamment dans ses aspects fonctionnels, comme traitement métaphorique de ce sujet. Parfois, la métaphore est à peine perceptible au niveau des médias, c’est la cas dans Stances à Hélène, voire totalement absente de ces médias comme dans Le Nouveau prépare l’Ancien . On ne peut alors la percevoir qu’au niveau des processus à l’œuvre produits par les signes programmatiques. Elle est souvent énoncée dans un paratexte situé hors du transitoire observable.

2. 4 Le générateur adaptatif.

Le programme peut développer encore d’autres niveaux inlisibles destinés à une méta-lecture et non une lecture. Un générateur adaptatif adapte la nature et le comportement des médias de façon à préserver, malgré la variabilité des contextes d’exécution, une logique esthétique supérieure que je nomme méta-règle. Ainsi, pour préserver certaines caractéristiques perçues, il est amené à transformer les caractéristiques perceptibles du transitoire observable. J’ai créé le premier générateur adaptatif en 1993. C’est grâce à lui que les anciennes œuvres d’alire sont encore lisibles aujourd’hui. Pour fonctionner, un générateur adaptatif réalise des mesures en cours d’exécution. Il est conçu pour que son action esthétique ne se voie pas. Elle n’est donc pas accessible au lecteur. Tout au plus est-elle indicée dans les variations esthétiques que le programme connaît dans des environnements techniques différents. Mais il est bien difficile alors de déterminer, sans connaître le programme, ce qui est du ressort de l’adaptation de ce qui est l’expression du changement de contexte technique. On ne saurait donc réduire le programme à un simple générateur de contenu ou d’effet. Ainsi, passage2 utilise-t-il plusieurs types de méta-règles qui, toutes, essayent de préserver une logique de la cohérence temporelle indépendante de la vitesse du processeur. Un générateur adaptatif, tout comme un générateur automatique, ne peut plus s’appréhender à partir de la seule analyse des médias du transitoire observable et ne possède plus de réalité synchronique ou diachronique. Ces écritures participent alors de « l’expanded writing » décrite par Wilton Azevedo : « This writing is characterized by its "spilling", the non fixation of a sound typology, verbal and imaging no more bound », écriture qui limite singulièrement le pouvoir de préhension de la lecture sur l’œuvre : nul ne peut jamais affirmer « avoir lu » l’œuvre.

3 Conclusion.

Le transitoire observable reste le point d’ancrage dans le monde du lecteur - sans lui rien n’existe -. Il présente un intérêt certain, et nombre de démarches développent des productions qui ne sont pensées qu’en termes spatio-temporels calculés et modélisés. Pourtant ces quelques exemples, qui sont loin de prendre en compte toutes les spécificités du médium informatique, nous invitent à repenser le texte dans un un espace qui prend en compte toutes les dimensions de la situation de communication créée par l’œuvre.



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